Du métissage à la pensée métisse
1 L’essor des discours francophones sur le métissage remonte à la fin du XXe siècle. Il s’agit d’un phénomène qui s’est produit lorsque la fragmentation des ontologies et la coexistence de cultures et d’historicités discordantes ont pris une forme presque spatiale. Les cultures ont toujours été métisses. La thématisation du métissage est donc plutôt une question d’attestation. Nous assistons à la coexistence et à la rencontre horizontale et spatiale de différents blocs d’identité, de langue et de tradition. La fusion, la mixité, le métissage en sont les multiples manifestations. Le voyage, la communication mondialisée, notre mode d’accès aux produits culturels nous placent face à une juxtaposition, parfois illusoire et souvent réductrice, des cultures. L’historiographie de notre époque exige une plus grande contextualisation globale. Nous devons « couper l’histoire », selon l’expression de Le Goff, pour saisir « les continuités, les ruptures et les possibilités de repenser la mémoire de l’histoire [1] ».
2 Mais à quoi nous référons-nous lorsque nous parlons de métissage ? Devrions-nous parler de l’expérience du métissage, comme nous parlons de l’expérience du voyage, de l’immigration, de la nostalgie ? Le métissage n’est-il pas avant tout une construction raciale et son expérience n’est-elle donc pas une expérience de souffrance et de discrimination ? Est-il possible de parler du métissage en tant que phénomène ? Dès le départ, nous sommes confrontés à deux possibilités différentes pour aborder le métissage :
- La dimension historique et politique qui renvoie notamment à la colonisation, nous livre une histoire oppressante et sanglante du métissage. Cette approche historique montre le passé racial du métissage, en particulier en Amérique latine et en Afrique. D’une part, le métissage était un moyen d’oppression (en particulier du corps féminin) et de travail de masse (esclavage) ; d’autre part, d’un point de vue culturel, le métissage était un moyen de dressage, de docilité et d’intégration dans un ordre prédéterminé ou un système de valeurs supérieur. Le métissage culturel est donc compris comme une tentative d’intégration forcée. Comme si « l’autre » n’était pas accepté tel qu’il est, mais seulement lorsqu’il est raffiné, poli et mélangé.
- La dimension esthétique et philosophique, où le métissage se présente d’abord comme un nouveau topos de l’expérience et de la pensée. Il s’agit d’une approche plutôt culturelle du métissage, qui le met en relation avec d’autres figures de la situation interstitielle comme l’hybride, l’entre-deux, mais qui tente en même temps de le contourner et de le distinguer (par exemple de l’éclectique et du patchwork). Il s’agit d’un topos intellectuel. Le champ d’une expérience originaire et significative qui cherche sa propre forme d’expression et sa manière de penser correspondante.
4 La question est la suivante : ces deux dimensions, l’une historico-politique et critique et l’autre esthético-culturelle et philosophique, sont-elles en contradiction l’une avec l’autre ? La seconde rend-elle la première docile et neutre ? Ou est-elle une autre manifestation de la première ? D’un point de vue phénoménologique, on peut également se demander si ce topos d’expérience présent dans l’histoire coloniale peut être un lieu de la pensée. Quelle forme cette pensée prendra-t-elle ?
5 Dans les deux dimensions, le métissage a un aspect vécu auquel la pensée métisse se réfère principalement en traitant a) l’expérience de sujets métis (en particulier des artistes ou des penseurs) et b) le métissage dans l’histoire culturelle. Dans le second cas, le métissage ne consiste pas à se tourner vers l’autre. C’est plutôt le soi qui découvre son propre métissage. Montaigne écrit : « un honnête homme c’est un homme mêlé [2]». Nous disons : une honnête histoire est une histoire métisse.
6 Les cultures ne se rencontrent pas sur le plan conceptuel, mais plutôt sur un plan passif et esthétique, avec des impacts mimétiques. L’hybridation, le bricolage, l’inspiration sont toutes des synthèses a posteriori et ultérieures. Le métissage, en revanche, n’est pas une synthèse active et consciente. C’est un tissage imperceptible, un lieu de l’expérience qui revendique une façon de penser. Nous avons affaire ici à un système de représentation différent, où des notions telles que « entre », « nomade », « traduction », « adoption », « avec »... prennent une signification philosophique.
7 Penser le métissage est un véritable défi. Faut-il le thématiser comme une étude des phénomènes métis ou le voir dans son historicité concrète ? En d’autres termes, comment penser le « et » entre métissage et pensée métisse ? Le fait est que les deux approches différentes du métissage ont été élaborées de manière riche et détaillée dans des écrits issus de divers domaines d’étude. Il ne s’agit pas de choisir entre l’une ou l’autre approche. Si la seconde approche constate, la première approche révèle. Il est crucial de réfléchir à leur point de rencontre, sans réduire l’une à l’autre. Constater les phénomènes métis leur donne de la visibilité, même s’ils n’étaient pas complètement invisibles. Ils ont toujours été traités en marge et expliqués par d’autres phénomènes. Penser le métissage, c’est penser les phénomènes métis dans leur complexité et à ce que cette complexité exige : des identités métisses, des historiographies métisses et une pensée métisse.
8 François Laplantine et Alexis Nouss ouvrent un champ conceptuel pour ce plaidoyer dans Le métissage [3] et Métissages. De Arcimboldo à Zombi. Ils l’explorent en profondeur à travers une topographie linguistique et métaphorologique. Inspirés par l’esprit du baroque, ils créent un jeu polyphonique de miroitements et de pliages conceptuels, où aucun concept « ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait [4]». En tirant l’attention sur les exemples premiers de métissage, tels que la Méditerranée et l’Amérique latine, ils montrent à quel point notre histoire civilisationnelle mondiale doit être relue et réinterprétée à travers ses moments de métissage : « l’Andalousie au Moyen Âge » et « L’Europe de la Renaissance aux Lumières » ; mais également « la Vienne fin de siècle », espace métis où Freud, Klimt, Schiele et Mahler représentent les dimensions polyphoniques d’un jalon historique dans le traitement de la crise identitaire à travers esthétisme élitiste, nihilisme, cynisme, engagement social, cosmopolitisme [5]. Serge Gruzinsky pense le métissage dans La pensée métisse contre le « mythe créé » autour des sociétés et cultures archaïques. Une tendance essentialiste dominante jusqu’à l’anthropologie structuraliste de Lévi-Strauss. Sans nier la signifiance pionnière de La Pensée sauvage, il lui approche l’absence du métissage de la pensée. Il nous rappelle comment le métissage était également un appareil biopolitique colonial : les mariages mixtes « pour que les Indiens s’attachent davantage à vivre dans les villages [6]». Mais il cherche aussi des pistes pour une pensée métissée. Si Laplantine et Nouss la cherche dans la philosophie post-nietzschéenne mettant terme à une longue tradition platonicienne, Gruzinsky se positionne contre « une démarche d’origine aristotélicienne » toujours à la recherche d’« un modèle sous-jacent, universel et intemporel [7]».
9 Dans un parcours anthropologique Jean-Loup Amselle décrit le métissage dans Logiqued Métisses [8] comme « fondement même de la culture » et l’oppose à la « raison ethnologique qui consiste à séparer, à classer, à catégoriser et à présenter les cultures comme des entités homogènes et closes [9] ». Après une révision autocritique, Amselle considère cependant plus tard le métissage comme une « notion piège » car « derrière la théorie du métissage, il y a celle de la pureté des cultures », autrement dit « une idée ancienne, liée au polygénisme, c’est-à-dire à la théorie selon laquelle il y aurait, dès le départ, une pluralité de souches humaines ayant donné les différentes races [10]. » Même s’il ne nie pas son usage répandu dans l’historiographie, les études culturelles, la littérature et global studies, il la remplace par la notion de « branchement », qui vise à expliquer la culture comme un réseau d’interrelations multiples à travers lesquelles les cultures se construisent. Il place au cœur de ses réflexions « l’idée de triangulation, c’est-à-dire de recours à un élément tiers pour fonder sa propre identité [11]. »
10 Ce dossier de la revue Rue Descartes est parsemé de différentes approches qui, plutôt que de résoudre les tensions liées à la notion de métissage, les mettent en évidence.
11 Comme évoqué dans l’entretien avec Claudia Bourguignon-Rougier, Lorena Grigoletto et Luis Martinez Andrade (L’entre-deux indéfinissable. Du métissage en Amérique), le discours sur le métissage se situe à la croisée d’une approche critique historico-politique et d’une approche esthético-culturelle. Selon la première approche, le discours du métissage est un outil idéologique de l’État pour intégrer/purifier les populations autochtones et créer un mythe sur la domination coloniale en guise de rencontre culturelle. L’histoire politique du XXe siècle en Amérique latine en témoigne, même si le métissage s’avère également être un champ de bataille et une stratégie de survie et de résistance. Selon la deuxième approche, le métissage a une dimension culturelle. Le métissage permet un renversement de perspective qui remet en question toute tentative de discours sur la pureté. Au lieu de trancher entre ces deux approches, ce dossier propose une vision panoramique du sujet :
12 Claudia Bourguignon-Rougier interprète le métissage (Métissage versus indigénéité) comme le résultat du « discours hégémonique tenu par le monde académique et relayé par les institutions étatiques ». En s’appuyant sur la distinction politique entre indigénéité et métissage, elle montre comment l’idée de métissage pourrait promouvoir l’idéologie de l’intégration de la nation, voire dissimuler un certain racisme structurel. Dans le cas particulier de l’historiographie péruvienne, par exemple, nous avons affaire à la « la construction d’un imaginaire national créole » dans lequel le métissage, sous le joug de l’héritage colonial espagnol, joue un rôle décisif dans l’invisibilisation des peuples autochtones.
13 En passant du « zombi haïtien, esclave hébété, à une masse indistincte de tueurs anthropophages » Clémentine Hougue (Zombies : Étude de cas d’une figure métisse) montre comment la figure métisse du zombie devient un champ de reflet des contextes coloniaux, puis une représentation de la déshumanisation et même un véhicule pour démontrer l’aliénation pendant les crises épidémiques dans le cinéma industriel. Partant d’une représentation syncrétique animiste (le vaudou) et catholique, elle raconte l’évolution chronologique du métissage interculturel du zombie, la représentation d’une représentation métisse. En soulignant le fait que le zombi incarnait aussi l’esclave, Hougue pose une question pertinente : « comment le cas du zombie peut-il éclairer la question du métissage dans sa dimension politique ? »
14 Dans son texte (L’interculturalité comme contre-poétique chez Édouard Glissant) Marc Maesschalck mobilise quatre concepts, ceux de « poétique », « optionalité », « extériorité » et « désapprentissage » pour une pensée métisse. Il montre comment Glissant cherche des moments d’une forme de contre-poétique dans « la lange anormale » et la « la parole dé-propriée » du métissage créole. La pensée métisse se constitue ainsi comme un nouveau régime discursif qui se rattache au statut ontologique du métis : un entre-deux qui revendique une optionalité ontologique, à savoir l’attachement atavique à une manière d’être – ni tout à fait ceci, ni réductible à cela.
15 La créolisation et la traduction sont deux formes principales de métissage linguistique. L’idée de créolisation de Glissant et sa poétique du divers – qui est d’ailleurs en résonance avec la pensée nomadologique de Deleuze – considère l’identité comme un rhizome plutôt que comme une racine. Les langues elles-mêmes sont les champs rhizomatiques. La traduction met le « soi » dans une relation particulière de compréhension/incompréhension avec l’autrui : « entre deux langues, la relation sera non un transport mais un rapport… [12]».
16 Dans cet espace linguistique interstitiel, on pourrait être frappé par l’étrangeté de ce qui était considéré comme familier ; rappelons-nous comment Hölderlin percevait la tâche de traduire les Grecs : « wie man Helden nachspricht, kann ich wohl sagen, dass mich Apollo geschlagen [hat] [13] ».
17 Dans son essai (Du seuil et du métissage) Alexis Nouss mobilise la notion de seuil pour « éviter l’effacement dans le fusionnel qui définit le métissage ». Le métissage n’est pas un mélange fusionnel mais une nouvelle articulation avec des membrures reconnaissables : « Ni blanc ni noir mais blanc et noir ». Le seuil s’ouvre en tant qu’un espace d’expérience et de réflexion. Nouss déconstruit la notion de frontière en tant que principe de différenciation et d’essentialisation. La situation frontalière relève davantage de l’ordre dynamique que de l’ordre de la logique de distinction. Le métissage n’est pas uniquement un phénomène historique ou socioculturel. C’est une ontologie alternative à l’ontologie cartographique. La dynamique transterritoriale contre la logique territoriale. Le migrant, le prototype d’un être au seuil, n’est pas l’élimination des frontières dans une fusion hybride. Il est « l’être frontière » par excellence « qui n’a pas de frontière » ; comme Nouss paraphrase la définition de l’homme chez Georg Simmel. En ce sens, le migrant est le vrai citoyen du monde globalisé. Ce n’est pas une invitation. C’est une prédiction. Si nous prenons au sérieux la dimension ontologique d’une telle expérience, il en résulte une autre épistémologie et un autre modèle de pensée.
18 Dans ma contribution (L’interculturalité et l’entre-deux de la pensée métisse) je tente d’explorer le métissage à partir d’une perspective alternative aux débats postcoloniaux et aux dynamiques politiques et discursives de la subjectivation, en faveur d’une approche phénoménologique interculturelle. Certains champs concrets d’apparition et d’expérience du métissage sont présentés afin de démonter la portée épistémologique du métissage comme l’entre-deux culturel. L’argument est le suivant : le phénomène du métissage peut désigner une nouvelle topique qui révèle un type particulier d’expérience (schizophrénique, entrelacée, transitionnelle, etc.) bien plus riche que les effets socio-culturels, dans la mesure où elle est constitutive de la pensée métisse. Le nomadisme philosophique en est un exemple.
19 La pensée métisse est une philosophie de la singularité, mais pas au sens monadologique du terme. Le passage sera dans ce cas « le passage du ‘monadique’ au ‘nomadique’, de l’autosuffisance à l’ouverture infinie, de l’enferment de l’être à l’horizon du devenir [14] ». La pensée métisse est la recherche de formes alternatives de pensée pour lesquelles on trouve aussi des alliés dans la philosophie occidentale elle-même, dans la littérature, dans la poésie, ou dans d’autres traditions de pensée non occidentales. Toute manifestation du métissage philosophique est en même temps une remise en question de la métaphysique du fondement. Nietzsche est l’un des premiers philosophes dont la pensée se rapproche de la pensée métisse, dans la mesure où la forme de son écriture et le rôle des métaphores dans sa philosophie vont au-delà de la philosophie canonique.
20 On pourrait aussi se demander si la phénoménologie ne révèle pas dès la première phase de son émergence un espace interstitiel qui s’ouvre avec la perception. La perception de l’objet n’est pas un déploiement ontologique (explicatio) au sens leibnizien, mais la sédimentation d’esquisses perceptives (Abschattungen). La perception ouvre un champ de l’entre-deux, dans la mesure où l’objet apparaît et devient thématique pour la conscience, mais son apparition n’est saisissable qu’au cours d’un processus de continuité temporelle qui semble avoir toujours plus à donner. La perception de l’objet est la trace temporelle d’une tension entre la donation de l’objet et son excès : il est donné mais pas totalement, il a toujours plus à dire, à donner. La perception de l’objet ouvre, à y regarder de plus près, un champ d’expérience – l’équivalent phénoménologique de l’entre-deux – dont le sujet et l’objet ne sont que les pôles.
21 Nouss s’approche de cette radicalité phénoménologique lorsqu’il parle de « l’altérité » en tant qu’une figure du métissage. Il souligne que penser le métissage est « penser en métis », c’est-à-dire « penser autrement pour penser l’autrement [15] ». Il s’agit alors de quelque chose de plus que de se trouver face à un nouveau phénomène et de le traiter comme on traite un simple objet d’expérience. Penser en métis est un « dé-rangement » et c’est là que Nouss rejoint Levinas. L’œuvre tardive de Heidegger, l’herméneutique du soupçon de Ricœur, les réflexions de Michel Serres dans Le Tiers-Instruit et la déconstruction de Derrida avec ses moments chorologiques nous en donnent de nombreux points de repères pour une pensée métisse.
Notes
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[1]
Le Goff, Jacques. Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2016.
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[2]
Essais III, IX.
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[3]
Laplantine, François & Nouss, Alexis. Le Métissage. Un exposé pour comprendre, Un essai pour réfléchir, Paris, Téraèdre, 1997.
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[4]
Laplantine, François & Nouss, Alexis. Métissages. De Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert, 2001, p. 163.
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[5]
Laplantine & Nouss. Le Métissage, op. cit., pp. 47-57.
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[6]
Gruzinsky, Serge. La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, pp. 24, 27.
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[7]
Ibid., pp. 48-49.
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[8]
Amselle, Jean-Loup. Logiques métisses : Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990.
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[9]
Laurier Turgeon, « Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux d’un lexique », dans L’Horizon anthropologique des transferts culturels, 21/2004, Transferts, branchements, hybridité, réappropriation, traduction, pp. 53-69.
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[10]
Le métissage : une notion piège, Entretien avec Jean-Loup Amselle, in La Culture. De l’universel au particulier, Sous la direction de Nicolas Journet, Paris, Sciences Humaines, 2002, pp. 329-333.
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[11]
Amselle, Jean-Loup. Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2005, pp. 7, 14.
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[12]
Laplantine & Nouss. Le Métissage, op. cit., p. 37.
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[13]
Friedrich Hölderlin à Casimir Böhlendorf, Nürtingen, le 2 Décembre 1802.
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[14]
Laplantine & ; Nouss. Métissages. De Arcimboldo à Zombi, op. cit., p. 23.
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[15]
Ibid., p. 77.

