Métissage versus indigénéité

Introduction

1 Le métissage dont il sera question ici est le discours hégémonique tenu par le monde académique et relayé par les institutions étatiques, dans le cadre de ce que l’on peut voir comme un dispositif de gestion de des populations andines au XXe siècle. Nous partirons d’un cas de figure spécifique, le Pérou des années soixante, avec l’analyse de la cholification, publiée en 1964 par un des fondateurs de la sociologie péruvienne, Aníbal Quijano, plus connu en Europe pour ses travaux postérieurs sur le système monde-moderne/colonial et sa théorie de la colonialité du pouvoir. Il développa à l’époque une conception qui postulait l’existence d’une nouvelle forme de métissage, porteuse d’une authentique culture nationale, chola. Cette analyse nous a semblé exemplaire des limites de ce que l’on pourrait appeler, avec Marisol de la Cadena, le « discours modernisateur ». À l’époque où elle fut publiée, le consensus autour de la rhétorique du métissage intégrateur (un des rouages essentiels de ce discours), avait rendu inaudibles d’autres visions du métissage. Pourtant, un écrivain, le métis José María Arguedas, lorsqu’il mit en scène un indigène moderne dans Tous sangs mêlés (1964) défia les énoncés de son temps, au moment même où Aníbal Quijano exposait sa théorie.

2 Nous aborderons cette idéologie d’un métissage fondateur dans son articulation aux idées de culture, de nation et de développement. L’hypothèse étant que le pari de l’auteur, l’émergence d’un pays cholo, était l’expression d’une limite d’une époque, qui n’arrivait à penser le métissage qu’en l’adossant à une définition essentialiste de l’indigénéité.

3 Nous avancerons quelques hypothèses pour comprendre comment s’est construite l’opposition entre indigénéité et métissage au Pérou. Nous reviendrons sur ce que les anthropologues Arturo Sandoval et Iván de Gregori nomment le « désir narcissique de construire un Nous homogène » qui s’appuierait sur un triple paradigme : l’indigénisme, l’idéologie intégrationniste et celle de la révolution [1].

4 Dans une première partie, après un exposé des idées-phares de l’article, nous proposerons une généalogie de la choledad, ce type de métissage particulier aux Andes. Dans une deuxième partie, nous exposerons les liens entre les formations discursives péruviennes et les représentations du métissage. Il s’agira de comprendre comment, dès le début du XXe siècle, ont pu s’articuler un discours du Pérou métis, qui s’affirme haut et fort, et un racisme structurel, qui se dissimule. Cela supposait alors d’écarter un autre type de métissage, dégagé de ses fondements essentialistes, qui est aujourd’hui revendiqué et pensé.

I. Choledad et métissage

a) Penser « lo cholo » dans les années soixante : Aníbal Quijano

5 En 1964, le sociologue écrivit un texte qui fut présenté au Congrès Latino-américain de Sociologie à Bogota, et fut publié dans les Actes de ce colloque sous le titre « L’émergence du groupe cholo et ses implications pour la société péruvienne [2] ». Par cholos, Quijano évoque ces indigènes andins qui descendent à la ville où ils vont devenir artisans ou ouvriers et s’occidentaliser. Il décrit les cholos qui sont arrivés dans les villes avec l’exode rural des années quarante. Cette transformation était liée à la crise de l’hacienda, ce système de propriété de la terre qualifiée de « féodalisme colonial [3] ». Avec l’industrialisation du pays, sa modernisation, de nombreux serranos (habitants de la sierra) quittèrent la montagne, sortirent du monde rural, et s’installèrent dans les villes côtières, plus particulièrement à Lima. Ils allaient profondément modifier le paysage urbain, social et politique. Ce processus de migration interne continua jusqu’à la fin des années cinquante. À ce moment-là débuta un nouveau cycle de protestations paysannes, d’une grande ampleur. Les paysans, indigènes et métis, devinrent les acteurs de puissants mouvements de protestation contre l’hacienda, et exproprièrent de fait de nombreux propriétaires terriens.

6 Quijano, qui est, lui aussi, issu de la sierra, mais n’est pas un cholo, va publier ce long article sur l’émergence du groupe cholo dans la société péruvienne. Pour lui, le cholo relève des deux cultures dont il note qu’elles sont en conflit structurel : la culture occidentale, véhiculée par les descendants des Conquérants, et la culture indigène. Les deux cultures ont évolué, chacune intégrant plus ou moins des éléments de l’autre, mais elles sont restées en conflit. Or, un groupe a émergé, celui des cholos. Chez Quijano, le cholo semble avoir une identité précise. Il n’est pas le métis aindiado (de type indien) qui descend à la ville, mais un indigène qui devient socialement un métis. Il s’occidentalise à travers sa mobilité géographique, en cessant d’être un rural et en ayant accès à l’alphabétisation. Le cholo dont il nous parle, en fait, est l’antithèse de « l’Indien » dont parlaient les élites du XIXe et du premier XXe siècle : serrano, analphabète, paysan :

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En d’autres termes, ce secteur, que les anthropologues et la population non autochtone du pays en général appellent « cholo », se détache de la masse paysanne autochtone et commence à se différencier. Il développe certains éléments qui donnent lieu à un nouveau style de vie, reposant autant sur la culture d’origine urbaine-occidentale que sur des éléments issus de la culture autochtone contemporaine. Le phénomène contemporain de « cholification » est un processus au cours duquel certaines couches de la population paysanne indigène abandonnent une partie des éléments de la culture indigène et en adoptent d’autres, propres à la culture créole occidentale. Ils élaborent ainsi un style de vie qui est différent des deux cultures fondamentales de notre société, sans pour autant perdre son lien originel avec elles [4].

8 Quijano voit dans cette réalité, ce qu’il nomme la « cholification ». Le terme est du sociologue français François Bourricaud et était apparu, ce qui n’est pas anodin, dans le cadre du Plan national de développement du Sud du Pérou (et du séminaire d’anthropologie de 1959). Ce dispositif étatique était marqué par l’influence des programmes de développement nord-américains, et la collaboration d’anthropologues aux projets modernisateurs de l’État-nation péruvien, à l’instar de ce qui avait lieu dans les autres pays d’Amérique du Sud. Le sociologue français, qui faisait des recherches en tant que boursier de l’Institut français d’Études Andines, écrivait :

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Dans quelle mesure ce cholo est-il différent du métis traditionnel ? C’est difficile à dire, contentons-nous de constater que si le maître-artisan (métis) s’épanouit dans une société provinciale, plus ou moins fermée, plus ou moins satisfaite d’elle-même, le cholo, lui, subit l’influence des grands centres urbains et contribue à la diffuser. Peut-être n’est-il jamais allé à Lima, peut-être ne rêve-t-il pas de s’y installer. Mais il écoute la radio, des chansons, lit des bandes dessinées, comme un habitant de la banlieue ou de la capitale. L’ancienne culture métisse était une culture régionale : le processus actuel de cholification prépare une culture nationale plus homogène, dans laquelle les moyens de diffusion de masse – radio, presse et cinéma – formeront des individus indifférents aux anciennes coutumes et sensibles aux exigences du nouveau style de consommation [5].

10 Quijano voit la « cholification » comme l’irruption d’une nouveauté, au XXe siècle, surtout après les années 1940 quarante. Il donne un sens au phénomène en se basant uniquement sur l’exode rural et l’industrialisation du XXe siècle. Les cholos sont présentés comme des individus porteurs d’une nouvelle culture, à la fois différente et produit de la culture indigène et de la culture occidentale. Cette culture, dont il précise bien qu’elle n’est pas un mélange des deux, mais quelque chose de nouveau, suppose l’apparition d’une « personnalité » nouvelle. Les cholos se sont éloignés du monde indigène, ils parlent espagnol (sauf pour exprimer leurs émotions), leurs usages et façons de se vêtir sont différents de ceux des indigènes, ils sont alphabétisés, ils sont mobiles. Dans les années soixante, c’est un groupe urbain marqué par son dynamisme, qui n’évolue plus dans un univers magique et ne croit plus en la cosmogonie indigène. Il est en phase de politisation et sait se donner des leaders. Pour le sociologue péruvien, cette population est le socle du nouveau Pérou, la seule à pouvoir combattre efficacement l’exploitation. Ce groupe est en transition du passé vers le futur, dans une société que Quijano nomme société « de transition ». Ils sont les citoyens grâce auxquels peut exister une authentique culture nationale dans le cadre de politiques de développement et de modernisation. À l’inverse, les « masses indigènes » et leur « culture indigène », elles, sont appréhendées comme un secteur qui ne peut pas incarner une citoyenneté. Leur cosmogonie est en contradiction avec le changement à l’œuvre et ils sont incapables de se donner les leaders qui pourraient conduire à une situation révolutionnaire :

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Le cholo au Pérou appartient à un groupe social en cours de développement. Il émerge des masses indigènes serviles ou semi-serviles des haciendas et des « communautés indigènes », dont la situation sociale n’est pas clairement structurée et définie, car les normes et standards de différenciation sociale n’y sont pas définis. Ainsi, ce groupe participe-t-il à la fois de la condition de « caste » et de celle de « classe sociale », sans pouvoir être réduit à l’une, ni à l’autre. Il s’agit donc d’un phénomène qui permet de comprendre en profondeur la nature de la « société de transition » [6].

12 Voilà donc un texte qui, sans employer le terme, met le « métissage » au centre de la construction nationale. En cela, il ne diffère pas beaucoup des analyses faites à l’époque, dans les pays d’Amérique latine où la population indigène est importante. Parti du Mexique révolutionnaire, le discours du métissage a été au centre de la construction des identités nationales. Les concepts à travers lesquels Quijano aborde la question, nous montrent cependant qu’il essaie de construire autre chose. Il s’agit de ne pas retomber dans un discours qui, sous prétexte d’union, prône un métissage visant le blanchiment grâce auquel disparaît l’élément indigène. Il affirme l’existence d’une culture originale, nouvelle, ni indigène, ni créole, chola.

13 Pourtant, à la même époque, lorsque son ami, l’écrivain Jose Maria Arguedas, met en scène, dans Todas las sangres, un personnage de cholo moderne, il critique vertement sa proposition. La table ronde autour du roman, qui réunissait d’éminents spécialistes de sciences sociales, et à laquelle Quijano participa, condamna une œuvre considérée improductive voire pernicieuse pour le futur du pays. Le personnage central, un indigène qui a vécu des années à Lima, avant de rentrer dans son village de la sierra où il est devenu le leader d’un mouvement indigène, fut considéré irréaliste. S’il était un cholo, il ne pouvait pas partager la cosmogonie des comuneros (membres de sa communauté) et s’il était indigène, il ne pouvait pas devenir un leader politique, un moderne.

14 Mais pourquoi une telle certitude chez ces chercheurs ? Qu’est-ce qui les autorisait à différencier si radicalement le métis de l’indigène ? En fait, la question nous renvoie aux ambivalences des discours savants sur les autochtones, qui innervent la perception de la diversité culturelle péruvienne depuis au moins un siècle. Un retour en arrière nous permettra de mieux appréhender ce qu’il était possible d’entendre au Pérou par indigène ou indien, et quel rapport existe entre métissage et indigénéité. Mais auparavant, une brève généalogie du métissage et de la choledad ne sera pas inutile.

b) Le métissage dans les Andes

15 Le terme même de métissage et les différentes valeurs qu’il a d’un continent à l’autre, rendent compte de son ambiguïté. Si, en France, le métis est le fruit de l’union de deux personnes appartenant à des groupes phénotypiques différents, en Amérique Latine, lorsque le terme apparaît, il désigne l’enfant de l’union entre une « Indienne » (identité coloniale, assignée par les Conquérants), et un Espagnol ou un Créole. Sur le continent sud-américain, le terme mestizo n’est pas employé pour désigner, par exemple, l’enfant d’une personne d’origine africaine, esclave ou libre, et d’un Européen, il existe des termes spécifiques pour cela, mulato ou zambo, et bien d’autres encore, variant en fonction du degré de métissage.

16 Le métissage est une réalité qui commence dès la Conquête. Au début, il fut envisagé avec bienveillance par les autorités espagnoles du vice-royaume du Pérou, mais rapidement, les métis inquiétèrent car ils étaient la plupart du temps des enfants nés hors mariage. Ils furent assimilés à des bâtards, dans un monde où la lignée était une valeur cardinale. Ils furent également vus comme des traîtres en puissance, alliés éventuels de populations dominées dont la loyauté n’allait pas de soi. Cette crainte fut sans doute particulièrement puissante dans le vice-royaume du Pérou où les Conquérants durent affronter une résistance multiforme à la colonisation. Ces modifications se traduisirent par la rapide discrimination du groupe. Elle s’exprimait concrètement dans l’interdiction de bénéficier de certaines charges ou d’exercer certains métiers, et symboliquement, dans des discours du soupçon et de la dévalorisation. Pourtant, au XVIIIe siècle, les métis seraient les plus nombreux dans l’empire des Indes. Cette volonté de séparation et de blocage des possibilités d’ascension sociale correspondait de fait à une hiérarchisation des groupes – symétrique en général – de leur position dans le processus d’exploitation. Le modèle censé définir le monde colonial des Indes, et imaginé par la Couronne espagnole, reposait sur la séparation entre la République d’Espagnols et la République d’Indiens. Justifiée par les pratiques génocidaires des colons espagnols, cette séparation produisit une réorganisation spatiale et sociale d’une grande violence, pratique et symbolique, pour les peuples concernés

17 Il ne s’agissait pas seulement de séparer Indiens et Espagnols, puis de mettre à l’écart les métis, ce groupe même sera assez rapidement l’objet d’une différentiation interne. L’apparition du terme cholo, à la fin du XVIe siècle dans ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Pérou et de Bolivie, mit en lumière la volonté d’ancrer les populations dominées dans un statut fixe. Espagnols et Indiens sont dans un face-à-face irréconciliable. Le groupe de métis, qui aurait pu permettre un dépassement de cette opposition, va au contraire représenter l’écart inacceptable.

18 À l’intérieur de ce groupe, on distinguera le métis qui tend vers l’Espagnol du métis qui tend vers l’« Indien ». En effet, une des multiples définitions du mot cholo, à côté de celle qui faisait du cholo un indigène travaillant comme domestique, renvoie à l’enfant de l’union d’un métis avec une indigène, un phénomène compris comme une régression. Il en existe une autre, selon laquelle le cholo relève d’un processus d’acculturation : il était l’indigène qui allait à la ville pour travailler et qui s’occidentalisait culturellement sans pour autant cesser d’être un indigène, définition que reprend Bourricaud. Dans les deux cas, il semble que le terme cholo ait été là pour bien fixer l’identité indigène, l’assigner à l’individu. Il est clair que, pendant la période coloniale, les métis seraient socialement discriminés et n’auraient pas accès aux mêmes postes et avantages que les créoles et les Espagnols. Les cholos, au statut inférieur, le seraient encore plus.

19 Pendant la période républicaine, ils verront leur statut et leur identité affectés par la transformation du statut des « Indiens ». Auparavant, les autochtones étaient un groupe socialement inférieur. Sujets coloniaux, ils étaient légalement considérés comme mineurs soit c’est-à-dire comme de grands enfants [7]. Ce statut disparut officiellement avec le passage à la république, mais l’infériorité se maintint, tout en se transformant. Dans le courant du XIXe siècle, le processus de biologisation de la raza, terme qui, jusqu’au début du XVIIIe siècle, renvoyait à la lignée, s’affirma en s’appuyant, entre autres, sur les idéologies racialistes venues d’Europe et l’idéologie de la pureté de sang. Les autochtones allaient devenir les représentants de races inférieures, gagnées par un inéluctable processus de dégénérescence. Le racisme moderne, fondé sur la biologie, que subirent les indigènes, retomba également sur les cholos, ces métis chez lesquels l’indianité n’avait pas été effacée.

II. Métissage, racisme et indigénisme dans les années soixante

a) Indigénisme, intégration.

20 Dans son article, Quijano affirme qu’il existe deux cultures au Pérou : une culture occidentale, dominante, et une culture autochtone, dominée. C’est un thème qu’il reprendra plusieurs fois par la suite. Cette opposition fondatrice n’est pas une nouveauté dans les sciences sociales péruviennes. Elle s’inscrit dans une des tendances profondes de la discipline historique au Pérou, mais aussi de l’anthropologie qui s’est constituée comme discipline pendant un des épisodes les plus conservateurs qu’ait connu le pays, dans les années quarante.

21 L’historiographie péruvienne qui prend forme au début du XXe siècle travaille à la construction d’un imaginaire national créole. Basé sur l’héritage espagnol colonial, il invisibilise les autres populations. Les historiens auront recours au discours du métissage pour résoudre cette équation compliquée : construire un imaginaire commun, tout en excluant une importante partie de la population. Ce faisant, consciemment ou non, ils camouflent le racisme structurel qui caractérise le pays. Car si au Pérou, quien no tiene de Inga tiene de mandinga[8], est un adage connu de tous, dans la réalité, mieux vaut n’être ni inga (Inca) ni mandinga (mandingue), traduisons : ni Indien, ni Afrodescendant. Un historien actuel, Paulo Drinot, écrit :

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Jusqu’en 1980, une bonne partie de la population se vit privée de la citoyenneté sous prétexte qu’elle était analphabète. Cette exclusion politique, en fait, n’était que l’expression d’une autre, socio-politique, plus profonde, et d’une certaine façon, elle s’est maintenue jusqu’à nos jours [9].

23 Le Pérou nie son racisme dans les mots, mais le met en acte dans la vie quotidienne de la nation. C’est dans un contexte de racisme dissimulé que naît le discours du métissage. Il est une forme d’idéologie de l’intégration. Les historiens Riva Agüero, Belaunde Terry, Barrenechea Porras, qui écrivent pendant la première moitié du XXe siècle, et feront autorité jusqu’aux années soixante, affirment que la culture nationale est métisse. Rien de très original, le discours du métissage a été adopté par la plupart des pays d’Amérique latine. Mais ce qui caractérise le Pérou, c’est que la rhétorique du métissage n’intègre la population indigène que dans un discours abstrait, qui renvoie au passé glorieux de l’empire inca. Le cholo de Quijano, en revanche, est un métis incarné. Celui des historiens hispanistes, une créature de leur imagination. Leur métissage n’est pas le partage effectif de traits culturels relevant des deux cultures. C’est une « âme commune », un imaginaire national, qui prétend englober les deux groupes culturels mais s’adresse à un seul. La nation péruvienne est d’abord hispanique, catholique. Ses valeurs, transmises avec la Conquête, essentiellement à travers l’évangélisation, sont civilisatrices. Et le groupe créole reste celui qui véhicule ces valeurs, comme on peut le voir dans le passage suivant :

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Le métis a une mentalité hispanique par sa langue, sa foi et ses aptitudes intellectuelles […]. De même, sous l’effet d’influences économiques, politiques et spirituelles, est apparu un nouvel Indien : sa sensibilité s’est enrichie et son horizon intellectuel, élargi […]. Tout ce qui conspire contre cette synthèse est condamnable, opposé à ce qui est sans aucun doute notre vocation [...]. L’Indien a besoin de vivre dans le milieu liturgique et le métis doit remplacer sa désorientation morale par une intense discipline éthico-religieuse. Quant à l’élément hispanique, il ne peut conserver sa propre physionomie morale s’il n’accomplit pas sa mission christophore [10].

25 Qu’il soit vu comme une « synthèse en mouvement », comme chez Belaunde Terry, ou comme un processus achevé, ce métissage est blanchiment. Le récit qui affirme une homogénéité, une unité nationale de cette âme métisse, coexiste avec un racisme qui dit rarement son nom mais est perceptible dans les passages cités.

26 Cette version de l’histoire, relayée par les pouvoirs en place, connut cependant une parenthèse d’une dizaine d’années dans les années vingt et fut ensuite en lutte plus ou moins ouverte avec le courant qui s’affirma alors. Au début des années vingt, s’affirme une tout autre version, inversée. Ceux qu’on appellera les indigénistes parlent au nom des indigènes. Précisons que le mouvement indigéniste péruvien était protéiforme, qu’on peut différencier le mouvement qui se produisit dans la littérature, les arts et les sciences sociales, de celui, beaucoup plus politique, qui se manifesta entre autres dans le programme indigéniste d’un parti anti-impérialiste comme l’APRA (Alianza Popular Revolucionaria Americana), ou dans le soutien et la prise en compte de revendications des autochtones par un président, comme lors du gouvernement de Augusto Leguía (1919-1930). Les indigénistes étaient souvent des petits notables du Sud de la sierra, de la région de Cuzco. Provinciaux, métis, mais en aucune façon cholos, ils étaient déconsidérés par leurs adversaires liméniens, à un moment où s’enracinait un autre dualisme qui fera long feu : l’idée d’un Pérou moderne, créole, côtier, incarné par sa capitale, et celle d’un Pérou retardé, indigène, montagnard. Cuzco, l’ancienne capitale de l’Empire inca, sera le centre symbolique de l’indigénisme. Il n’était pas rare que ces hommes, et ces femmes, soient propriétaires d’haciendas, aient des indigènes à leur service. Ils dénoncèrent l’exploitation que les autochtones subissaient de leurs concitoyens et se firent leurs porte-parole. Leur audience serait réelle dans les années vingt, une décennie qui peut être présentée comme la phase indigéniste de l’histoire péruvienne. Ces intellectuel.le.s s’opposaient au discours du métissage-blanchiment. Ils avaient très bien compris que derrière ce métissage de carte postale se cachait un projet d’acculturation avec pour socle invisible une pensée raciste. Pour se faire entendre, ils critiquèrent l’idée de race biologique qui sous-tendait le discours pessimiste tenu par les savants et intellectuels conservateurs, très préoccupés par cette race « indienne » que sa dégénérescence inéluctable condamnait à la disparition.

27 Les indigénistes refusent l’idée de race, ils lui opposent celle de culture. Mais leur opposition à l’idéologie du métissage a d’autres motifs. Un auteur comme Luis Valcárcel, fondateur de l’ethnohistoire, va définir le métis, (qu’il nomme parfois cholo, entendons ici « indien renégat ») à l’aide des qualificatifs moraux qui, à l’époque coloniale, définissaient « l’Indien » : le métis est traître, manipulateur, arriviste, rusé, intéressé, amoral, paresseux, luxurieux [11]. Et l’idée de dégénérescence, qui est au centre de la vision racialiste des élites péruviennes du XIXe et du début du XXe siècle, est ainsi reconduite par les indigénistes. Ce n’est plus la biologie qui produit la dégénérescence mais le contact culturel nécessairement corrupteur entre indigènes et créoles. Il y a une pureté indienne à préserver, une essence que le mélange, l’hybridation corrompraient. Cette antithèse a des conséquences, elle aboutit souvent à une représentation essentialiste de l’indigène. Il se retrouve assigné à une nature inchangeable sous peine de ne plus être un « Indien » : il est fondamentalement, pour l’Éternité, un analphabète, attaché à la terre, montagnard, serrano, a-politique. Lorsque, dans les années vingt, se constitua un groupe d’indigènes lettrés, le Comité Pro Tawantinsuyo, porteur de revendications politiques précises, concernant leurs titres de propriété, les indigénistes refusèrent de les considérer comme des indigènes, précisément parce qu’ils étaient alphabétisés et avaient une démarche politique. Ils les traitèrent de métis, leur reprochant d’avoir dressé contre les autorités de pauvres indigènes incultes et manipulables, s’inscrivant ainsi dans un très ancien discours colonial sur l’« Indien » victime des manœuvres des métis.

28 Le discours du métissage et ses variations rend compte des divers degrés d’exclusion des populations autochtones. Ce discours, c’est toujours celui qui objective l’indigène, il n’est pas porté par ces derniers, et, quand c’est le cas, il est disqualifié. Indigénéité et métissage culturel apparaissent ici clairement dans leur opposition

b) Identité nationale, projet révolutionnaire

29 C’est cette disjonction que nous retrouvons dans l’article de Quijano, ce dualisme sans résolution. Sa posture, commune à l’époque chez les intellectuels de gauche, ne s’explique pas seulement par l’influence du courant indigéniste et de leur définition restrictive (Quijano fut en effet un grand lecteur de José Carlos Mariátegui, qui « indigénisa » la lecture de Marx, et un militant de l’APRA). D’autres cadres de pensée, qui ne sont pas spécifiquement péruviens, expliquent le dualisme qui entache sa représentation. Le métissage peut se voir comme la seule issue lorsqu’on construit l’idée d’identité nationale à partir d’un schéma exporté des pays européens. Or, l’idée d’État-nation, au Pérou en particulier mais aussi dans de nombreux pays latino-américains, a été pensée à travers ce modèle. Il repose sur l’idée d’une unicité de la culture et de la langue, d’une homogénéité culturelle (ou raciale, qui, en général, ne dit pas son nom). Et dans un pays comme le Pérou, où les langues parlées sont en fait au moins quarante-sept, où les cultures sont multiples (créole, aymara, quechua, amazonienne, afrodescendante, entre autres) le modèle européen s’avère être létal. On sait qu’il a pu produire des génocides d’une grande ampleur sur le continent, comme celui des Tehuelches en Argentine (1878-1885) ou des Mayas du Guatemala (1960-1996). Les gouvernements de la république péruvienne ont pratiqué ou toléré des politiques ou pratiques génocidaires, qu’il s’agisse du massacre des Huitotos amazoniens, lors du boom du caoutchouc (1879-1912) ou, plus récemment de celui des Matses, ou encore, dans les années quatre-vingt, des 30 000 victimes indigènes du conflit armé. À l’époque où Quijano était en train d’écrire son article, en 1964, le gouvernement qui voulait s’approprier leurs terres et « conquérir l’Amazonie », fit bombarder la population d’un village amazonien, présenté par la presse comme un repaire de « serpents et de jaguars », un haut lieu de la barbarie [12]. La conscience de la menace pesant sur les indigènes s’ils ne s’intègrent pas a pu pousser Quijano à imaginer la solution de la choledad.

30 Une autre raison, pour laquelle le métissage joue un rôle crucial, est l’importance des politiques de développement et de modernisation, pour les spécialistes des sciences sociales comme pour les penseurs de la révolution. Quijano voulait fonder une sociologie scientifique, mais aussi changer la société. En bon marxiste (hétérodoxe néanmoins) il considérait que les paysans doivent suivre la classe ouvrière, sur laquelle pesait la mission révolutionnaire. Et les indigènes, à l’époque, étaient essentiellement des paysans. Leur position dans un combat politique ne pouvait être que subordonnée, ce qui apparaît clairement dans ses écrits de l’époque, sur les aux mouvements paysans. Le pays devait passer du stade de pays rural à celui de pays industrialisé. Dans ces années-là, que l’on vive le développement dans une perspective libérale ou dans le cadre d’un projet de transformation sociale nécessitant un développement des forces productives, le principe même de développement ne pouvait être remis en question. Bien sûr, il y avait une contradiction entre le passage à un stade supérieur de développement donc d’industrialisation, et la persistance de certains modes de vie, ou mentalités, jugées inadaptés, archaïques et irrationnels. Les « Indiens » et leur univers symbolique magique correspondaient à une étape révolue. La choledad était la solution. S’ils allaient à la ville, les indigènes deviendraient des cholos, s’ils restaient des ruraux, ils seraient guidés par des leaders cholos (comme Hugo Blanco, leader charismatique des luttes paysannes des années soixante) et deviendraient des paysans. On comprend pourquoi le roman d’Arguedas, qui faisait fi de toutes ces métamorphoses modernisatrices, et proposait de combiner la vieille communauté andine et la modernité, constituait une véritable provocation.

31 Ironie du sort, celui qui appliqua de fait le modèle de Quijano, fut le général Velasco. Après son coup d’État en 1968, il lancerait une réforme agraire, finirait de liquider la structure de l’hacienda, et pendant les sept ans qu’il passerait au pouvoir ferait la promotion d’un Pérou cholo.

Conclusion

32 Le discours du métissage qui a été tenu pendant la plus grande partie du XXe siècle lorsque le contexte épistémique ne permettait pas une remise en question de la modernisation, qu’elle soit libérale ou socialiste, n’est plus relayé par l’ensemble des sciences sociales aujourd’hui.

33 Les cholos sur lesquels avait misé Quijano, ont déployé des stratégies qui s’inscrivaient d’abord dans des démarches individuelles, et le triomphe du discours néo-libéral à partir de la dictature de Fujimori (1990-2000) a sans doute renforcé le processus. Ils n’ont pas apporté cette culture nationale dont rêvait Quijano, sur laquelle pourrait se greffer un projet révolutionnaire.

34 Depuis les années quatre-vingt, les puissants mouvements indigènes, partout en Amérique latine, leur participation aux gouvernements et l’élaboration de constitutions plurinationales, ont profondément changé les perceptions de ceux et celles qu’on a longtemps appelés les « Indiens ». D’objets de la représentation, ils sont devenus des sujets. La perception du métissage, de ce fait a également évolué.

35 En Amazonie péruvienne, les peuples Achuar, Cocama, Ashaninnka, pour n’en citer que quelques-uns, depuis l’augmentation des pratiques extractivistes à partir des années quatre-vingt-dix, mènent un combat politique acharné contre les multinationales pétrolières et minières qui agissent avec le soutien de l’État. Leurs démarches, qualifiées d’écologistes, relèvent autant de l’écologie politique moderne que d’une vision qui introduit, à l’intérieur même de cet espace moderne qu’est le politique, une altérité. Ils se battent pour des territoires, pas pour des terres-marchandises. Leur combat se fait aussi au nom de la défense des non-humains, de l’esprit de la montagne ou de la rivière. Ils côtoient d’autres activistes, non indigènes, qui peuvent, eux, lutter au nom d’une vision écologique qui relève d’une conception plus classique de la politique. Ce faisant, se produit, à l’intérieur de la politique, une véritable interculturalité.

36 Quant aux peuples quechuas ou aymaras d’Ayacucho ou de Puno, en 2022-2023, ils ont mis en acte cette subjectivité à la fois créole, moderne, rationnelle, politique, que Quijano réservait aux seuls cholos. Ils ont protesté, au péril de leur vie contre le gouvernement de Dina Boluarte, réclamant une nouvelle Constitution, démocratique, et exigeant la dissolution d’un Congrès profondément corrompu et détesté par l’ensemble de la population.

37 Dans les deux cas, luttes écologiques ou luttes politiques « classiques », ils ont été traités comme des barbares. En 2009 à Bagua, l’armée tira sur les indigènes amazoniens qui s’opposaient à un modèle de développement extractiviste, faisant trente-trois morts ; cette année, cinquante-cinq personnes au moins, ont laissé leur vie au cours de manifestations, abattus par une police qui obéissait à des ordres venus du gouvernement. L’État péruvien continue à opposer citoyenneté et indigénéité. Le président de l’époque, Alán García, parla alors de « citoyens de deuxième ordre ».

38 Pourtant, les indigènes actuels sont les héritiers du cholo de Arguedas, modernes et traditionnels, indigènes et métis. Comme l’écrit Marisol de la Cadena :

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En tant que formation historique, l’indigénéité andine n’a pas disparu en se dissolvant dans le christianisme, ou, plus tard, dans la citoyenneté, par le biais du métissage. Mais [...] elle n’y est pas non plus restée immune car cela aurait signifié qu’elle était vaccinée contre l’histoire. Ni indigène, ni métisse, l’indigénéité est un agrégat indigène-métis [13].

Notes

  • [1]
    Sandoval, Pablo et Dergregori, Iván. Saberes perífericos. Ensayos sobre la antropologia en América latina, Lima, Institut Français d’Études Andines, 2008, p. 22.
  • [2]
    Quijano, Anibal, La Emergencia del Grupo Cholo y sus Implicaciones en la Sociedad Peruana, Actes du Congrés Latino-américain de Sociologie, Bogotá 1964, Colombia. Publié postérieurement sous le titre « El Cholo y el Conflicto Cultural en el Perú » dans Dominación y Cultura, Mosca Azul, 1980, Lima, p. 47-117.
  • [3]
    Macera, Pablo. Feodalismo colonial americano. El caso de las haciendas peruanas, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1971, p.4.
  • [4]
    Quijano, Anibal, « La emergencia de lo cholo en el Perú », op. cit., p. 63 (notre traduction).
  • [5]
    Bourricaud, François. Cambios en Puno : Estudios de sociología andina, Lima, Institut Français d’Études Andines, 2008, p. 54.
  • [6]
    Quijano, Ibid., p. 66.
  • [7]
    Signe de ce que cette discrimination n’avait pas de base biologique au début de la période coloniale, les aristocrates autochtones échappaient à ce statut d’inférieur, et ne payaient pas l’impôt indigène.
  • [8]
    « Qui n’a pas une origine indienne a une origine mandingue ».
  • [9]
    Drinot, Paulo. « Racismo et identidad nacional », Vive versa, n°1, Lima, 2014, p. 12.
  • [10]
    Belaunde Terry, Victor. Péruanidad, Lima, Mercurio Peruano, 1983 [1943], p. 470.
  • [11]
    Valcárcel, Luis E. Tempestad en los Andes. Lima : Populibros Peruanos, 1927.
  • [12]
    Levano, Cesar. « Selva trágica », Caretas, 13-23 avril 1964.
  • [13]
    Cadena, Marisol (de la). « Cosmopolítica indígena en los Andes : reflexiones conceptuales más allá de la «política», Tabula Rasa, n°33, Bogotá, 2020, p. 290.