Du seuil et du métissage

1 « La nouvelle de la construction de la Muraille, bien qu’en retard de quelque trente ans sur sa proclamation, se répandait dans ce monde [1]. » Pourquoi un auteur juif pragois du début du XXe siècle s’intéresserait-il à la Muraille de Chine ? Pourquoi pas si l’on considère celle-ci comme un objet de fascination en Occident depuis sa construction, à ajouter au lot des fantasmes orientaux et asiatiques indépendamment de leur réalité historique ou spatiale ?

2 Franz Kafka, l’auteur en question qu’il est toujours utile de situer dans son décor, car son universalisation a trop mené à de fâcheuses incompréhensions, s’est intéressé sérieusement à la Chine, sa Muraille, son Empereur, si l’on en juge par leur présence dans son œuvre. Que la Chine soit lointaine ne compte guère pour celui qui pouvait penser le monde depuis la rue des Alchimistes, au pied du Château de Prague – preuve en est que le monde s’est reconnu dans sa pensée. La Chine est surtout énigmatique ou, plus exactement, symbole d’énigmaticité, ce qui est éminemment précieux pour un écrivain dont l’œuvre ne dégage du sens qu’à partir du moment où le lecteur est incapable de le percevoir. Qu’il doive s’appliquer, sachant pourtant sa tâche vaine mais y trouvant une esquisse d’interprétation de l’œuvre. D’où, au demeurant, le recours fréquent aux instruments et institutions du savoir et de l’herméneutique (registres, tribunaux, cathédrales) dans l’imagerie kafkaïenne.

3 La Muraille, donc. Toujours en retard sur lui, l’histoire rattrape Kafka, que ce soit dans une actualité propice à ériger des murs et des frontières, en l’occurrence contre les invasions migratoires, ou par une actualité sanitaire menée par un virus qui sauta allègrement toutes les lignes de démarcation et de protection dressées devant lui.

4 Dans le récit éponyme de Kafka, la Muraille de Chine est étrangement mise en rapport avec la Tour de Babel. Le narrateur justifie ce rapprochement en évoquant un livre qui aurait été rédigé au début des travaux de construction. Le premier argument y est d’ordre architectural, le progrès technique permettant d’établir des fondations plus solides qu’à l’époque de la Tour. Le second argument est plus abscons : « Mais ce n’était nullement ce que voulait prouver notre savant ; il prétendait, lui, que la Grande Muraille allait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité fournir la base solide d’une nouvelle Tour de Babel. Ainsi : d’abord la Muraille, puis la Tour [2] ». Et le narrateur d’avouer se perdre en conjectures sur ce programme.

5 Le lien n’est certes pas évident. La Tour se voulait symbole d’union alors que la Muraille visait, en protégeant l’Empire de Chine, à la séparation. L’échec de la Tour provoqua l’éparpillement des bâtisseurs alors que la Muraille conserva les siens. La comparaison repose peut-être, paradoxalement, sur cette divergence. Babel voulait franchir une frontière, la frontière ultime, et première, celle qui sépare l’humain du divin, la vie de la mort. La Muraille comme fondement de la Tour montrerait la vanité d’une telle entreprise, en replaçant l’ordre des priorités. Il est une frontière plus importante : celle qu’installent les humains entre eux, une frontière à d’abord reconnaître, comprendre et accepter, afin de trouver une base à l’entente visée. Vouloir d’emblée l’union est compromis si l’entreprise se fonde sur un principe unique et totalitaire. Or, elle l’était, précise un autre récit : « Voici comment on raisonnait : l’essentiel de l’entreprise est l’idée de bâtir une tour qui touche aux cieux. Tout le reste est secondaire. Une fois saisie dans sa grandeur l’idée ne peut plus disparaître : tant qu’il y aura des hommes il y aura le désir, le désir ardent, d’achever la construction de la tour [3]. » Cette centralité principielle est vouée à l’échec. L’entente humaine sera expérimentée au long des aventures du devenir historique, en suivant la sinuosité de la Muraille, un mouvement constant de rapprochement et d’éloignement qui prend la mesure des rencontres identitaires possibles et des éventuels métissages.

6 Ne prenant sens que de son plan horizontal – à l’opposé de la verticalité de la Tour –, la Muraille est le symbole d’une identité fondée sur ce qui la distingue d’une autre identité, et non sur un substrat essentialiste. Une identité frontalière. Ce qui invite à une reconsidération de la frontière, non plus prise comme une barrière mais vue comme un seuil.

7 Une identité frontalière demande une pensée frontalière, ce que les lexiques postmoderniste et postcolonialiste désignent en anglais par border thinking. Pensée frontalière : penser la frontière et penser à la frontière, en étant attentif, dans les deux options, au fait qu’il y a un autre côté de la frontière, qu’elle sert autant à créer un dedans qu’un dehors. Le dedans contre le dehors sera tracé dans la rigidité d’un principe d’altérité essentialisateur ; l’interchangeabilité du dedans et du dehors s’installe dans le balancement du principe de différence. Pensée liminale – du latin limen, le seuil. Limen ou... l’hymen. Les deux. La déconstruction (Glas, Marges de la philosophie, La Dissémination) nous a appris que le ludisme serait de mise, pour une pensée frontalière qui choisirait aussi l’homophonie comme seuil d’indécidabilité sémantique. Homi Bhabha, pour sa part, intitule « DissemiNation » le huitième chapitre de The Location of Culture et précise que le terme lui sert à approcher « un espace signifiant liminal [4] » constitué par les discours et les revendications des minorités. Dans la vignette autobiographique qui ouvre le chapitre, il rapporte que la dispersion au sein des nations étrangères est aussi un temps de rassemblement, au seuil : « Rassemblements d’exilés et d’émigrés et de réfugiés ; rassemblement dans la marge des cultures “étrangères” ; rassemblement aux frontières ; rassemblements dans les ghettos ou les cafés des centres-villes […] [5]. »

8 Sans noyau fondationnel et référentiel, comment distinguer entre mêmeté et altérité, entre le soi et l’autre, distinction nécessaire pour éviter l’effacement dans le fusionnel qui définit le métissage. Car celui-ci, à la différence de l’hybridité ou de la créolité, maintient intègres ses composantes : elles sont reconnaissables tout en contribuant à l’émergence de la nouvelle instance. Ni blanc ni noir mais blanc et noir. Un parcours, non une essence, c’est-à-dire une « succession de rapports historiques (précaires) liés à des mouvements rythmiques qui ne cessent de se transformer [6] ». Pour parer à l’essentialisation identitaire et différentialiste, une pensée liminale définira l’identité non plus en relation à un centre, mais par rapport à la frontière qui sépare de l’autre.

9 Déconstruire, d’abord, la notion de frontière en la déplaçant – on déplace une frontière, on peut déplacer sa signification –, passer d’une logique territoriale à une dynamique transterritoriale. Le glissement, dans le travail de pensée, d’une logique à une dynamique revêt une vertu performative : la logique est un exercice qui fonctionne par établissement de frontières stables alors qu’une dynamique spéculative, ou pensée nomade, n’est pas moins rigoureuse en admettant la mouvance et le flux. Utiliser, ensuite, la notion de frontière ainsi appréhendée pour décentraliser le concept de centre, lui ôter sa légitimité légitimante. La migration contemporaine dite irrégulière, celle des sans-visas-sans-visages, expérimente des frontières mobiles, imprévisibles, tragiquement certes mais en donnant l’exemple d’une identité frontalière, y trouvant son principe, ce qui explique peut-être que les États européens encore westphaliens, crispés sur la territorialité comme seul gage identitaire, soient incapables de l’accueillir. Le métissage n’ignore pas les frontières, puisqu’il se nourrit des différences, mais le sujet métis est autant à l’aise d’un côté que de l’autre. Si l’Européen est sujet métis, il le sera en étant pleinement lui-même au Portugal comme en Suède, en Estonie comme en Bulgarie. Le migrant traverse les frontières, passe d’un ciel à l’autre, d’une langue à l’autre, et retient mémoire des uns et des autres en les faisant dialoguer, délaissant les identités spatialisées qui sacrifient à une ontologie cartographique. De ce point de vue, il ne traverse pas les frontières, il est « l’être-frontière qui n’a pas de frontière [7] » selon l’expression qu’utilise Georg Simmel pour définir l’humain. À ce titre, dans un monde globalisé, le migrant est l’avenir du citoyen [8].

10 Une frontière comme lieu de passage n’est pas oxymorique, ni dans l’empiricité, ni dans la conceptualité. Un seuil aussi est un lieu de passage, non d’arrêt ou, au pire (au mieux ?), un lieu d’arrêt temporaire. Un seuil est un lieu de passage et accueillera donc une multitude de mouvements, mais ceux-ci ne doivent occulter l’importance du seuil en tant que tel et n’en suggérer l’abord que dans une perspective séquentielle – le seuil comme lieu pour le passage. Conciliation possible qu’illustrent les considérations lexicales et traductives suivantes sur une gamme linguistique restreinte. Si le français « seuil » fait davantage signe vers la pesanteur du sol et l’allemand « Schwelle » vers la fixité d’une planche ou d’une poutre à enjamber, de même que l’espagnol « umbral » (de « lumbral », reprenant le limen latin, « traverse »), l’anglais « threshold » retient dans « thresh » l’idée dynamique de la frappe du pied et dialectise donc l’arrêt (hold) et la mobilité ; mouvement du corps autorisé ou suspendu dont l’idée guide les termes chinois et coréens pour « seuil » lorsqu’ils inscrivent la porte, symbole même du passage, dans leurs radicaux : kŭn en chinois (avec comme clé mén, porte), munteok et munjibang en coréen ; le russe порог exprime une coupure ou une déchirure (du verbe пороть) tandis que l’hébreu saf rappelle sof, fin ou terminaison [9].

11 Lorsque l’arrêt n’est pas temporaire, le seuil proclame la fin des rencontres métisses. Il peut devenir prison. Des millions de personnes sont condamnées à rester définitivement sur le seuil, le seuil des grandes villes, le seuil des États-Nations, le seuil de l’Europe, le seuil de l’Amérique, le seuil du territoire social : clandestins, demandeurs d’asiles, refugiés, sans-papier, sans-abri, sans-voix, sans-traduction. Le geste éthique minimal est de s’employer à leur faire quitter le seuil, de les translater dans un monde où le vivant ne soit pas vécu au seuil du néant. Vaincre la peur que leur soudaine proximité, sur le seuil et non plus habitant le lointain, risque de susciter.

12 Lieu de tous les possibles et de toutes les directions, le seuil affirme la liberté du sujet tel un absolu. Il irradie de vitalisme alors même qu’il est noyé d’inconnu. « Il reçoit chaque lieu/Tel un seuil mystérieux. /À chaque vague offert/Lui qui n’a pas de terre [10]. » À la vision du poète, la question des identités contemporaines vient offrir une illustration fort précise. Auparavant prévalait le mythe d’une identité ferme et fixe qu’accordait une tradition culturelle ou un cadre institutionnel (citoyenneté nationale, religion, …) mais les paysages sociaux actuels, façonnés par l’histoire moderne – une histoire de guerres, de colonisations et de migrations – et par le développement planétaire des échanges, lui opposent la fluidité d’appartenances multiples, la souplesse du métissage. Plutôt qu’hériter d’une appartenance unique dont il doit préserver l’intégrité, le sujet contemporain reçoit ou choisit diverses identités qu’il conjugue plus ou moins harmonieusement. En somme, à une identité verticalement attribuée et reçue succède une identité horizontalement accordée et acquise. Verticalité fermée vs. horizontalité ouverte. La Tour de Babel vs. la Muraille de Chine. Toutefois, le besoin se fait sentir d’un cadre relativement permanent pour accueillir une telle pluralité identitaire afin de ne pas céder au risque de fragmentation, voire d’éclatement. Il faut un je pour dire le nous, il faut un récit pour relier une suite d’épisodes. Contre les risques d’essentialisation attachés à l’idée d’un noyau identitaire solide, immuable et potentiellement hostile à l’altérité, la notion de seuil propose avantageusement l’idée d’un espace limité susceptible d’accueillir, de guider ou de projeter un grand nombre de trajectoires de subjectivation.

13 En ce sens, le seuil est apparenté à une zone, réalité d’une sémantisation aux caractères opposés : découpage rigoureux (zone militaire, zone d’aménagement, zone franche, zone interdite, « zone euro »…) ou limitation incertaine (la zone dans les faubourgs urbains), régulation stricte ou non-droit, sécurité ou menace. En raison d’une telle ambivalence, la zone demande à être abordée par des seuils et le seuil lui-même, limitant l’illimité, tient de la zone. C’est la définition qu’en donne Walter Benjamin, au prix d’une étymologie hasardeuse : « Il faut distinguer soigneusement le seuil de la frontière. Le seuil [Schwelle] est une zone. Les idées de variation, de passage d’un état à un autre, de flux, sont contenues dans le terme même de schwellen (gonfler, enfler, se dilater) et l’étymologie ne doit pas les négliger [11]. » L’analyse est à rapprocher de sa définition de la traduction dans son essai sur le langage : « La traduction est le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues. La traduction parcourt en les traversant des continus de métamorphoses, non des régions abstraites de similitude et de ressemblance [12]. » Par cette sérialité, qui a donc pour conséquence de créer une zone sous la forme d’une suite de seuils, traduire signifie se tenir toujours sur le seuil, et ce de manière bilatérale : qu’une langue soit au/le seuil de l’autre et vice-versa le long d’une continuité langagière qui les contient, la signification y étant alors créée et s’y déplaçant selon un principe de « sémantique sérielle [13]». Appliquée à l’identité, on dira que le seuil, accueillant la possibilité d’une multiplicité de choix identitaires et leur juxtaposition, prépare à une subjectivité sérielle, autre désignation du métissage.

14 Dans celui-ci, une position identitaire entretiendra un constant respect pour d’autres figurations subjectives devant lesquelles elle pourrait s’effacer. Le seuil incite à la modestie et celle-ci, si elle est authentique, doit aller jusqu’à l’effacement ou l’abandon. Lévinas a su donner toute sa dignité philosophique à la formule « Après vous », souvent utilisée au franchissement d’un seuil, et montrer comment laisser le passage à quelqu’un signifiait accepter que la subjectivité naisse du respect de l’altérité de l’autre. Première règle du code de la route éthique : toujours céder la priorité à celui qui vient. Abandonner ses prérogatives dont, notamment, son droit de priorité sur la terre. De Rousseau et Thoreau à tous les tenants de l’égalitarisme communautaire, renoncer à posséder la terre affirme un engagement essentiel. Quel qu’en soit le degré de sécularisation, un substrat religieux demeure, fondé sur l’idée que le monde n’appartient qu’à l’autorité divine. Il est, par exemple, décliné dans un commentaire talmudique sur un passage (Nombres 21, 18-19) du quatrième livre du Pentateuque, Nombres, dont le titre original, Bamidbar, signifie « Dans le désert ». Le commentaire (Talmud de Babylone, Traité Nedarim) aborde précisément la notion de désert, centrale dans la théologie juive, et en explique la centralité par une analogie délivrant un message d’éthique : l’être humain doit se faire camidbar, comme un désert, aligner son ontologie sur la présence désertique. Hekker lakol, abandonné à tous, sans aucun propriétaire sinon le Créateur. Une version laïque revendiquera le droit de chacun à accueillir toutes les identités possibles, à connaître ainsi l’ivresse métisse.

15 Occuper un espace qui en précède un autre différencie le seuil de notions sémantiquement proches, telles qu’interstice ou entre-deux, fort en vogue dans la rhétorique du postmodernisme ou des études postcoloniales, mais rétives à l’exigence du métissage. Une bande intermédiaire répond à un principe d’extériorité car elle se situe nécessairement en-dehors des superficies qu’elle sépare, elle en dessine les dehors respectifs, tandis que le seuil recueille virtuellement et par projection les marges internes de celles dont il occupe la lisière jusqu’à pouvoir éventuellement constituer l’une ou l’autre. À ce titre, il s’inscrit parmi les outils conceptuels que la déconstruction derridienne appelle et propose afin de penser l’altérité et le dehors sans les approprier, ni les maîtriser : « Délimiter la forme d’une clôture qui n’ait plus d’analogie avec ce que la philosophie peut se représenter sous ce nom, selon la ligne, droite ou circulaire, entourant un espace homogène [14]. » Interstice et entre-deux participent de la limitation, voire de la fermeture, et ils naissent lorsque cessent les surfaces dans lesquelles ils sont insérés, interdisant l’effet de continuité propre au métissage. À l’opposé, la spécificité du seuil est de ne pas dépendre des espaces qu’il borde mais, au contraire, son autonomie permet d’en questionner la légitimité ou d’en adopter la nature.

16 Le seuil traduit une position existentielle qui trouve son illustration extrême dans le Bartleby de Herman Melville et le « I would prefer not to » [Je préférerais ne pas] que son personnage éponyme oppose aux demandes qui lui sont faites. Pour Deleuze, la « formule » que profère le copiste dans l’environnement stérile du bureau de l’avoué qui l’emploie va « faire croître une zone d’indétermination ou d’indiscernabilité telle que les mots ne se distinguent plus, et les personnages non plus [15] », préparant l’anonymat des sociétés industrialisées. Pour Agamben, l’attitude du copiste s’inscrit dans une longue tradition philosophique interrogeant les limites de la création et l’extension du concept de potentialité. « “Je préférerais ne pas” offre la restitutio in integrum de la possibilité, ce qui la conserve suspendue entre arriver et ne pas arriver, entre la capacité d’être et celle de ne pas être [16]. » La position de Bartleby, quoi qu’il en soit, ouvre à toutes les possibilités puisqu’il n’en refuse aucune ; il est au seuil de l’action comme le métis est au seuil de l’identité.

17 Dans la même décade paraît en Russie le roman de Gontcharov, Oblomov, dont le héros éponyme, héritier d’une famille de petite noblesse terrienne, semble adopter une même réserve à l’endroit de l’action et de l’engagement dans la réalité, « cette éternelle course des uns derrière les autres [17] », et préfère ne pas quitter son sofa [18]. Cette contemporanéité (1853 pour Bartleby, 1859 pour Oblomov[19] ) suggère que dans deux milieux socioculturels aussi différents et géographiquement si lointains, une même appréhension colore l’air du temps alors que le monde occidental, au seuil d’une seconde modernité succédant à celle commencée au XVIIIe siècle, hésite et en interroge les prémisses sous la forme d’un syndrome d’indécidabilité. Il réapparaît en lien avec la migration dans Près de la mer d’Abdulrazak Gurnah, le Nobel de littérature 2021. Saleh et Latif, les deux narrateurs exilés, revendiquent « l’humeur Bartleby [20] » pour définir leur identité à la fois déchirée et enrichie entre la Tanzanie qu’ils ont fuie et la Grande-Bretagne où ils se sont réfugiés. Ici, le copiste (ou le scribe, selon les traductions) du cabinet juridique new-yorkais abandonne les résonances que lui ont accordées les interprétations précitées pour acquérir une signifiance éclairée par l’expérience exilique et fonctionner comme un schibboleth pour les exilés. Préférer-ne-pas laisse à une amplitude maximale les possibles de l’existence et de l’action, ce qui décrit la position de l’exilé qui, sans les restrictions et déterminations de son cadre de vie initial, peut choisir une multitude d’options et d’existences. « Bon, alors pourquoi ne répondiez-vous pas quand on vous parlait anglais ? […] – Je préférais ne pas le faire […] » (p. 105). Le métissage est lié à la migration, non seulement parce que celle-ci suscite la rencontre des langues, des cultures et des sujets, mais aussi parce que l’exil entraîne un exil du soi hors du chez-soi qui ouvre à tous les possibles subjectifs.

18 Le syndrome d’indécidabilité incarné par Bartleby, Benjamin le décodera dans l’œuvre de Kafka, placé sous le double signe de l’« étonnement » et de l’« ajournement » : « Les livres de Kafka ne se suffisent jamais à eux-mêmes, ce sont des récits qui sont gros d’une morale qu’ils ne mettent jamais au monde [21]. » Cette morale pose la base de le « revendication du métissage [22] » : appartenir pleinement, et sans trahison, à plusieurs cultures, afficher plusieurs identités. S’arracher à soi comme le sauteur à la perche qui défie la gravité pour s’envoler. Gravité, au sens de sérieux, ce que défie l’enfant qui joue à devenir autre. Qui, au jeu de la marelle, saute de case en case, de la Terre jusqu’au Ciel. Si le chef-d’œuvre de Julio Cortázar s’intitule Marelle, c’est bien sûr en référence à son mode d’emploi [23] qui, nonobstant la possibilité d’une lecture traditionnelle, du premier au dernier [24], invite à une lecture fléchée des chapitres dans un ordre non linéaire et, pourquoi pas, dans tous les ordres imaginables.

19 C’est aussi parce que le roman se révolte contre l’état des choses et du monde, contre le donné-une-fois-pour-toutes, contre les marches-à-suivre. Oliveira, alter ego de l’auteur, demande : « Alors, il faut rester comme le moyeu de la roue au centre de l’embranchement ? À quoi sert de savoir, ou de croire que l’on sait, que chaque chemin est faux si nous ne le parcourons pas avec une intention qui soit au-delà du chemin même [25] ? » S’avancer dans le monde comme en un « jardin aux sentiers qui bifurquent [26] », pour citer Borges, maître es-fictions labyrinthiques, qui disait des échecs : « Como el otro, este juego es infinito » (« Comme l’autre, ce jeu est infini [27] »). Sur un échiquier en noir et blanc – le même et l’autre, chaque case étant un seuil de départ ou d’accueil –, les possibilités de mouvements et déplacements sont sans limites. Les métamorphoses d’Alice dans De l’autre côté du miroir reproduisent le diagramme d’une partie d’échecs, que Lewis Carroll fait figurer au début du volume, tandis que l’héroïne, selon Deleuze, tire son identité de pouvoir être autant toute petite que toute grande [28], une métisse de taille en somme. Ne pas en rester à ce que l’on est, viser ce qu’on pourrait être. Le métissage vient métisser le conditionnel et l’indicatif. Mais le conditionnel est soumis à condition, ce que l’histoire se charge de contrôler ou de déterminer.

20 Kafka, la même année que le texte cité en incipit, écrivait dans un aphorisme : « S’il avait été possible de construire la Tour de Babel sans l’escalader, cela aurait été autorisé [29]. » Son usage en eût été horizontal, cercle figurant le monde autour duquel une humanité confiante et respectueuse aurait pu se déployer. La Tour devenait seuil de passage des frontières. Prague, en tchèque, veut dire seuil. Toutefois, Prague est aujourd’hui la capitale d’un pays qui a adhéré au groupe de Visegrád (avec la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie) dont l’une des priorités politiques consiste depuis 2015 à refuser toute initiative européenne d’accueil favorable aux migrants irréguliers. Cette instance possède au moins le mérite d’afficher des positions, certes plus extrêmes que les mesures adoptées par les pays d’Europe de l’Ouest, mais qui, dans le principe, sont proches des orientations politiques de l’Union européenne.

21 Une Europe qui a vocation à privilégier le métissage – puisqu’il définit son identité bigarrée – refuse donc de le pratiquer en fermant ses frontières aux porteuses et porteurs d’altérité. Quelle conclusion en tirer ? La fin de (l’idée de) l’Europe ou la fin (de l’idée) du métissage ? Admettre la disparition du second entraîne l’effacement de la première. Défendre encore la première implique de croire encore dans le second.

Notes

  • [1]
    Kafka, Franz, « La Muraille de Chine », in La Muraille de Chine et autres récits (tr. J. Carrive et A. Vialatte), Paris, Folio, 1981, p. 88.
  • [2]
    Ibid., p. 97.
  • [3]
    Ibid., p. 120.
  • [4]
    « A liminal signifying space », Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres et New York, Routlege/Classics, 2006, p. 212
  • [5]
    Ibid., p. 199; ma traduction. « Gatherings of exiles and émigrés and refugees ; gathering on the edge of ‘foreign’ cultures; gathering at the frontiers ; gatherings in the ghettos or cafés of city centres […]”.
  • [6]
    François Laplantine et Alexis Nouss, Métissages. De Arcimboldo à Zombi, Paris, Pocket/Agora, 2016, p. 13.
  • [7]
    Georg Simmel, « Pont et porte », La Tragédie de la culture et autres essais (tr. S. Cornille et P. Ivernel), Paris, Rivages Poche, 1993, p. 168.
  • [8]
    Voir Alexis Nouss, Droit d’exil. Pour une politisation de la question migratoire, Paris, Éditions MIX., 2021.
  • [9]
    Safa désigne la lèvre mais aussi la plage ou la rive (d’un fleuve).
  • [10]
    « Ihm bietet jede Stelle/Geheimnisvoll die Schwelle ;/Es gibt sich jeder Welle/Der Heimatlose hin », Hugo von Hofmannsthal, « Lebenslied », in Impressionismus, Symbolismus und Jugendstil, Stuttgart, Reclam, 1984, p. 179-180 ; ma traduction.
  • [11]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 512-513. Une version antérieure du segment inclut les termes de transition et de mutation (p. 852).
  • [12]
    Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain » (tr. M. de Gandillac et R. Rochlitz), in Œuvres I, Paris, Folio/Essais, 2001, p. 157.
  • [13]
    Henri Meschonnic, Éthique et politique du traduire, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 33.
  • [14]
    Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1985, p. XX-XXI. Dans le préambule d’un autre ouvrage, intitulé « Hors-texte », la dissémination était présentée comme une stratégie de lecture répondant à la « crise du versus », à savoir la rigidité de la structure duelle, qui mobilise ses « marques » telles que « différance », « trace », « dé-limitation », « supplément », « marque-marche-marge » (La Dissémination, Paris, Seuil, Points/Essais, 1993, p. 35). D’autres exemples montreraient aisément combien la pensée de Derrida assimile le seuil à la fois comme objet et comme positionnement stratégique. Voir Sara Guindani et Alexis Nouss (dir.), Jacques Derrida. La dissémination à l’œuvre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021
  • [15]
    Gilles Deleuze, « Bartleby, ou la formule », Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 98.
  • [16]
    « “I would prefer not to” is the restitutio in integrum of possibility, which keeps possibility suspended between occurrence and nonoccurence, between the capacity to be and the capacity not to be », Giorgio Agamben, Potentialities: Collected Essays in Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 267 ; ma traduction.
  • [17]
    Ivan Gontcharov, Oblomov (tr. A. Adamov), Paris, Folio, 2011, p. 243.
  • [18]
    « Que devait-il faire à présent ? Aller de l’avant, ou rester là où il se trouvait ? Cette question “oblomovienne” était pour lui plus profonde que le «Être ou ne pas être» de Hamlet », Ibid., p. 251.
  • [19]
    Il y aurait lieu d’agrandir cette lecture comparée aux personnages de Kafka, de Musil et, plus tard, de Gombrowicz et de Nabokov dont les œuvres romanesques marient des univers énigmatiques sous la persistance d’une apparente logique.
  • [20]
    Abdulrazak Gurnah, Près de la mer (trad. Sylvette Gleize), Denoël, 2021, p. 102.
  • [21]
    Walter Benjamin, « Franz Kafka : Lors de la construction de la Muraille de Chine » (tr. P. Rusch), Œuvres II, 2000, p. 289. Ce texte fut rédigé pour une lecture radiophonique en 1931. Trois ans plus tard, Benjamin en reprend des développements pour un article publié à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Kafka et il y précise : « Il ne se laisse pourtant jamais réduire à de l’interprétable, et a au contraire pris toutes les dispositions concevables pour faire obstacle à l’interprétation de ses textes » (Ibid., p.430).
  • [22]
    Titre de l’atelier « Métissage. Anspruch und Herausforderung. Le défi et la revendication », tenu à l’Université de Tübingen les 12 et 13 novembre 2021, au cours duquel a été donnée une première version de ce texte.
  • [23]
    Référence avouée à La Vie mode d’emploi de Georges Perec.
  • [24]
    Les trois parties sont titrées successivement « De l’autre côté », « De ce côté-ci », « De tous les côtés », progression vers l’idéal métis.
  • [25]
    Marelle (tr. L. Guille-Bataillon et F. Rosset), Paris, Gallimard/L’imaginaire, 1996, p. 304.
  • [26]
    Le titre d’un récit et de la première partie du recueil Fictions, tr. Roger Caillois et Nestor Ibarra, Paris, Gallimard, 1957).
  • [27]
    Jorge Luis Borges, La Proximité des murs (tr. Jacques Ancel), Paris, Gallimard, 2010. « Car ce jeu, comme l’Autre, est infini » traduisait Roger Caillois (Jorge Luis Borges, L’Auteur et autres textes, Paris, Gallimard/L’imaginaire, 1986, p. 117).
  • [28]
    Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, 10/18, 1973, p. 8-20.
  • [29]
    « Les huit cahiers in-octavo », Préparatifs de noce à la campagne (tr. M. Robert), Paris, Gallimard, 1980, p. 76.