L’interculturalité et l’entre-deux de la pensée métisse. Une contribution phénoménologique

1 L’inter-culturel est une situation vécue dans laquelle le sujet structure son identité dans une double référence culturelle hétérogène, sans pouvoir réduire un système de référence à un autre. Nous visons à explorer cette hétérogénéité comme l’expérience de la discordance au sein d’une conscience métisse. De cette manière, la situation interculturelle se donne comme une situation limite et ouvre sur le champ d’un « entre-deux » (inter-) au sein de l’expérience subjective.

2

I. Expérience interculturelle en tant que situation vécue
II. Pensée nomade et cosmo-politeia
III. Phénoménologie et l’« entre » en tant que phénomène

Expérience interculturelle en tant que situation vécue

I.1. In-between experience

3 À l’encontre des théoriciens postcoloniaux comme Said ou Spivak, qui se préoccupent de la constitution de l’altérité à travers l’analyse du pouvoir, Homi Bhabha thématise les défis résultant d’une situation qu’il appelle « liminale », « interstitielle » et « hybride [2] ». Son point de départ n’est ni un grand sujet – « the subject of the West », comme c’est le cas chez Spivak [3] – ni un grand objet – « the Orient », comme chez Said [4]. Il se donne comme but l’investigation de l’hybridité culturelle, dont l’idée fondamentale se cristallise dans l’attribution d’un rôle constitutif à la différence culturelle, qu’il faut étudier dans sa distinction épistémologique avec la diversité culturelle :

4

La diversité culturelle est la reconnaissance de coutumes et de contenus culturels prédonnés. Maintenue dans un cadre temporel de relativisme, elle donne naissance aux notions libérales de multiculturalisme, d’échange culturel ou de culture de l’humanité […]. À travers le concept de différence culturelle, je veux attirer l’attention sur le terrain commun et le territoire perdu des débats critiques contemporains. Car ils reconnaissent tous que le problème de l’interaction culturelle n’émerge qu’aux frontières significatives des cultures, où les significations et les valeurs sont lues de façon erronée, où les signes ne sont pas appropriés. La culture n’émerge comme un problème, ou une problématique, qu’à l’endroit d’une perte de signification dans la constatation et l’articulation de la vie quotidienne entre classes, genres, races et nations [5].

5 Cette démarche présente deux aspects pour une enquête phénoménologique de l’interculturalité :

  1. l’expérience de la situation interculturelle en tant qu’expérience limite. Ce premier aspect comprend des moments que nous pouvons appeler les catégories phénoménologiques de l’expérience de l’entre-deux culturel. Et elles se traduisent par : a) bouleversement de la perception de soi et du récit personnel. b) Rapport émotionnellement surchargé avec soi-même, en tant que le corrélat du manque de références identitaires cohérentes. c) « unhomeliness ». d) Anonymat culturel, le fait de ne pas être reconnu ou même nommé aussi bien « ici » que « là-bas ». e) Reconnaissance de soi comme différence. f) Tension permanente entre la langue vécue et la langue apprise.
  2. Le second aspect se présente sous forme de l’interculturalité dans son apparition en tant que situation limite. Homie Bhabha poursuit ici un double objectif : a) la revendication du but principal de la démocratie contre l’exclusion des identités minoritaires ; autrement dit, à l’encontre du « cosmopolitisme global », produit par l’économie mondiale, promouvoir un « cosmopolitisme vernaculaire » en tant qu’un « processus politique qui œuvre en direction des objectifs partagés, au lieu de simplement reconnaître des entités ou des identités politiques marginales déjà constituées [6] ». b) La conquête de nouvelles stratégies de subjectivation, en mettant hors circuit l’idée de la subjectivité « originelle », voire « transcendantale », et en déplaçant l’accent vers des moments d’entre-deux (in-between), qui constituent de nouvelles identités ad hoc.

7 Son approche a trois implications philosophiques pour notre questionnement : 1) Elle permet en effet de discerner une nouvelle dimension entre identité et altérité, qui réclame un troisième champ d’espace intermédiaire. 2) Aborder la différence culturelle au cœur de l’expérience d’entre-deux en tant que problème-limite « à la limite de l’expérience [7] ». 3) Souligner les traits de la coexistence de deux identités contradictoires chez le même individu sans possibilité d’une synthèse supérieure.

8 Cependant, là où Bhabha aperçoit une problématique se rapportant aux « cultural studies » et la traite dans une perspective postcoloniale, nous voyons une problématique qui ressortit à la « Kulturphilosophie ». En tant que théoricien postcolonial, il assume d’emblée une conscience dominée. Or, pour nous il y a un ego tacite [8] avant cette domination, qui retient la prise originelle au monde. Il reste inarticulé et pourtant agissant. Il s’agit d’une « je »-perspective, qui se tient à l’arrière-plan de toute formulation. Nous recherchons donc des moments de crise dans la constitution de sens, mais aussi, de ce fait, de nouvelles possibilités de signification, là où Bhabha envisage des stratégies de subjectivation. L’entre-deux de l’expérience interculturelle est un cas de κρίσις, à savoir un écart (Abgrund), qui revendique par-là même une prise en compte et une fondation (Grund) du sens.

I.2. Schizophrénie culturelle

9 Afin d’approfondir l’aspect que nous venons d’évoquer et mieux cerner l’entre-deux culturel dans ses manifestations, nous pouvons nous référer aux auteurs tels que Fanon, Césaire et Glissant. Cependant, nous nous reportons dans un premier temps à un autre auteur, à Daryush Shayegan (1935-2018), indologue d’origine iranienne qui s’est engagé dans la description phénoménologique d’une forme de clivage du soi qu’il appelle « schizophrénie culturelle ». Qu’est-ce que la schizophrénie culturelle ? La conscience clivée se trouve dans un présent déchiré entre un « non plus jamais » vis-à-vis du monde de la vie traditionnelle et un « pas encore » face aux exigences du monde moderne :

10

J’ai un passé qui se confond avec le présent – puisque je ne cesse de m’y référer et de le ressusciter – et un présent qui est mon avenir […] je vis psychiquement encore dans une métahistoire où l’avant et l’après se confondent avec l’après et la post-histoire. Et entre les deux je me trouve en sursis d’une Fin qui est toujours un commencement [9].

11 Il s’agit d’un état d’être en suspens dans un « passé immémorial qui nous hante dans le labyrinthe de notre âme et aux prises avec les idées qui surgissent comme des fantômes d’on ne sait où », nous rendant à chaque instant « voués à la tâche prométhéenne de refaire le monde [10]». Dans cet état, deux épistémès hétérogènes sont à l’œuvre simultanément dont le désaccord permanent paralyse la capacité de jugement.

12 L’œil de l’esprit voit le monde dans la perspective d’un regard mutilé, car la forme de la perception est moderne et son contenu pourtant archaïque :

13

Le contenu de la conscience devient, si l’on veut, la « matière » de la perception ; de sorte que le monde que l’on se représente est moderne par le discours mais archaïque quant à son contenu, car entre les deux s’insère la béance qui sépare une conscience pré-galiléenne d’un discours post-hégélien. Le résultat est un regard mutilé qui réifie le monde de l’image et de la tradition tout comme il reste à mille lieues de la généalogie des idées importées [11].

14 Il en résulte une conscience malheureuse dans son clivage et une attitude critique avortée, qui, soit défie toute la tradition en faveur des formes de la vie moderne, soit l’idéalise sur la base d’un ressentiment fondamental contre le modernisme. Dans cette situation épistémique :

15

Soit on aboutit à la sclérose de la personnalité : l’être se repliant sur lui-même refuse catégoriquement de s’ouvrir […]. Soit on recourt à la réduction ; on débouche sur une sorte d’idéologisation de la pensée […]. Soit, enfin, on prend conscience de l’incompatibilité des mondes dont on est porteur ; on les extrapole, on prend sa distance par rapport à tous deux […] on négocie entre les différents registres [12].

16 Pour échapper à la schizophrénie culturelle, Shayegan ne préconise pas le recours à la déconstruction ou la disparition du sujet, mais plutôt à la nécessité de son émergence. Il est à la recherche de l’émergence d’un sujet qui assume son clivage vécu entre « pas encore » et « non plus jamais ». Ce que Shayegan appelle « schizophrénie apprivoisée [13] » est la situation d’une conscience brisée qui reconnaît ce clivage tout en essayant de se libérer de sa double illusion. C’est la conscience que nous portons en nous deux registres anachroniques, et que la tension entre ces registres n’est pas nécessairement éliminée en faveur d’un côté, mais que l’espace de l’entre-deux lui-même doit être perçu et reconnu comme une troisième dimension. Nous saisissons la signification de la schizophrénie apprivoisée à travers la distinction de Shayegan entre deux types anthropologiques face aux contradictions de l’entre-deux : le mutant et le migrant.

17

Le premier aboutit à un syncrétisme monolithique, souvent douteux, se forge des a priori auxquels il voue un culte quasi occulte ; il est pour ainsi dire possédé par l’hybridité qu’il personnifie ; l’autre en revanche assiste à sa propre fragmentation, nie en bloc les édifices mentaux trop solides […] et parcourt ses états d’âme à tous les niveaux imaginables. Il sait qu’il est un Arlequin multicolore, un patchwork d’homme.

18 Et :

19

À l’encontre du mutant qui subit l’envoûtement irrésistible d’une schizophrénie inconsciente dont il ignore les rouages, le migrant est lucide. Il est doté d’un double regard qui le distancie et par rapport à la tradition à laquelle il appartient et des mutations culturelles dont il est porteur. Cette double mise à distance fait de lui un être fragmenté, mais des fragments dont il arrive à gérer les multiples articulations. Dédoublant son regard, il se voit à travers le regard de l’autre tout comme il voit l’autre tel qu’il est ou tel qu’il eût souhaité être sans qu’il le fasse passer à travers le prisme de ses fantasmes. L’entre-deux est pour lui un terrain fécond d’expérience car, s’ouvrant à des registres différenciés, il ne s’y laisse jamais piéger [14].

20 Alors que Bhabha traite le passage entre différents mondes culturels en termes d’épistémologie postcoloniale, Shayegan s’ancre dans le nomadisme philosophique. Autrement dit, alors que le sujet de Bhabha n’est qu’un moment éphémère comme le résultat d’une « hybridation », Shayegan affirme l’existence d’un sujet de la schizophrénie apprivoisée, dans lequel « le fragmentaire, le sporadique, l’éclaté et le contradictoire projettent des visions fulgurantes à plusieurs registre [15] ».

21 Sur la base des réflexions de Shayegan, nous pouvons formuler trois critiques à l’encontre du postcolonialisme de Bhabha : (i) l’exclusion a priori de toute variante de philosophie subjectiviste en tant que formes d’eurocentrisme ; (ii) l’orientation essentiellement politique qui néglige les aspects épistémologiques de l’entre-deux interculturel. (iii) En outre, les non-dits de l’expérience interculturelle, le malaise de s’exprimer dans une autre langue [16] et l’expérience de la soumission culturelle [17] recèlent un potentiel riche en signification. Ce potentiel est soit épuisé par un questionnement politisé, soit neutralisé par l’extrapolation théorique et la production abondante de nouveaux « -ismes » (post-orientalisme, post-féminisme, etc.) qui creusent l’écart déjà existant entre l’expérience et la théorie.

II. Pensée nomade et cosmo-politeia

22 L’expérience de l’entre-deux n’est pas uniquement un phénomène culturel, mais un moment de la philosophie tout court qui permet de questionner la subjectivité sous un angle nouveau. Comme le souligne Jean Borreil dans son livre La Raison nomade et comme le montrent les auteurs d’un recueil d’essais philosophiques publié sous le titre En marge, L’occident et ses « autres »[18], la réflexion philosophique révèle la relation originelle qui existe entre la subjectivité et la singularité issue d’un cheminement nomadique. Ce que Borreil appelle « marche inlassable vers l’exil » et « nomadisation [19] » est le mouvement même de la vie du sujet :

23

Existe-t-il un singulier qui n’ait aucune expérience, qui ne se soit jamais trouvé dans cet entre-deux où, l’expérience n’étant pas encore au bout de l’épreuve qu’elle fait traverser, il a pourtant déjà laissé derrière lui certaines des idées certaines qui « faisaient » jusque-là sa vie ? C’est cette marche inlassable vers l’exil, de cette nomadisation, que nous venons. C’est aussi bien cela que nous nions quand nous transformons l’autre en un quasi-autre […]. Quand il n’est pas cette altérisation de soi-même ; la reconnaissance de cette altération, que peut être le besoin d’identité, sinon une illusion de la représentation [20] ?

24 Nous venons tous de cette nomadisation. L’écart de la schizophrénie culturelle n’est donc pas une phase transitoire sur la voie de l’intégration culturelle, mais un moment authentique de la constitution du sens. Le débat théorique sur la « cultural identity » passe à côté de cet aspect. Voici donc ce que nous disons avec Jacques Rancière, qui paraphrase les propos de Borreil :

25

Il ne s’agit pas de s’«ouvrir » à l’autre ou de se fondre dans quelque melting-pot culturel pour expier l’arrogance de l’homme d’Occident. L’arrogance n’est jamais que le fruit de la distraction. Distraits sont ceux qui ignorent que nous ne sommes quelqu’un – une voix, une singularité – que par le mouvement qui, depuis l’étrangeté empruntée de la langue maternelle, n’a cessé de nous faire autres au contact de ces singularités autres [...]. La raison nomade n’a rien à voir avec ces cosmopolitismes de pacotille qui prennent de plus en plus clairement le visage de l’arrogance néo-coloniale. Elle est le long voyage, de proche en proche, vers la conquête de la singularité et vers la communauté des hommes sans appartenances. La communauté humaine est une communauté d’hommes ordinairement exilés [21].

26 Il ne s’agit pas de reconnaître la diversité culturelle, mais de mettre en évidence la singularité originelle de chacun d’entre nous en tant qu’esprit nomade et son pouvoir de signification qui, étant même en exil dans sa langue maternelle, crée constamment de nouvelles métaphores. Seule une telle position ne tomberait pas dans la simple dichotomie « nous / les autres », mais démantèlerait métaphorologiquement [22] les grandes dichotomies telles que « Orient » et « Occident ».

27 Nous pouvons nous appuyer sur des philosophes comme Borreil, qui remonte à la genèse de la cosmo-politeia contre la politeia au début de l’histoire de la philosophie, et nous pouvons nous référer à des penseurs comme Rancière [23] et Derrida afin de retrouver les figures métisses, nomades, exclues et aporétiques à l’aube de la pensée philosophique sur la politeia. L’émergence de la pensée cosmopolite provient elle-même d’une radicalité : Diogène de Sinope, le représentant le plus célèbre de l’école cynique, l’immigré ou – selon d’autres sources – le réfugié à Athènes, fige l’idée de cosmopoliteia en relativisant la détermination de la politeia et en la poussant vers l’infini de l’horizon du monde :

28

Quels sont les « restes » de la Cité et de la philosophie grecque ? La chose a été dite et redite : les esclaves et leur constellation dérivée, le barbare et le nomade. Le cœur où se pense la Cité, c’est l’étranger et l’étrangeté. C’est dire que la pensée des « restes » se trouve dans ce qui frappe la Cité dans son cœur et dans son nom même : c’est la pensée en acte des philosophes cyniques. Dans un acte célèbre, Diogène le Cynique déplace la pensée classique de la Cité dans un autre espace, un espace illimité. Comble de l’hubris : la politeia se voit substituer une cosmo-politeia [24].

29 Dans cette perspective l’étranger est un élément constitutif essentiel de la politeia elle-même, dans la mesure où la politeia se définit en se distinguant de celui-ci. Et le terme « batard » employé par Platon pour désigner Diogène évoque la tension inhérente à toute double identité en tant qu’être métisse au sein de la polis :

30

Un bâtard est un être double, non identifiable, une sorte de spectre errant dans l’entre-deux ou un dérivé mimétique, un ceci et un cela. C’est aussi un non-citoyen, mi-immigré mi-intégré, un pas tout à fait autre […]. Telle est l’opération fondamentale du cynique : il force à la réflexion parce qu’il est un problème [25].

31 Ainsi penser le métissage devient un objet de réflexion chez une constellation de philosophes de la pensée nomade. En tenant compte d’approches comme celle de Roger Dadoun qui, au lieu de dévoiler les figures de l’altérité dans la pensée occidentale, met l’accent sur la préoccupation obsessionnelle avec l’altérité comme un élément constitutif de la construction de l’identité même de l’Occident. Dadoun l’appelle «travail con-substantiel» :

32

La réitération, la multiplication, les variations et les complications de la figure de l’autre, des figures d’autre de l’Occident, sont symptomatiques, croyons-nous, du travail de l’altérité qui lui est consubstantiel. Travail consubstantiel dans l’acception la plus lourde du terme : travail qui fabrique, qui assure, qui nourrit la substance même de l’Occident – la substance du même de l’Occident, la substance de l’Occident comme même, comme identité [26].

33 Ce sont des propos de Horkheimer et Adorno, bien sensibles à la figure des vagabonds et des nomades modernes, qui ont amené Dadoun à réfléchir au processus de fabrication de l’altérité :

34

Or, ceci semble ne guère faire de doute : l’être occidental se proclame être de raison : l’Occident, ou le Triomphe de la Raison ! Cette identité rationnelle auto-proclamée de l’Occident présente cependant une caractéristique remarquable, c’est qu’elle se produit en produisant des autres, qu’elle s’avance en quelque sorte masquée sous les figures de l’autre – en se démasquant, si l’on peut dire, ou en se démarquant des autres [27].

35 On peut aussi citer François Châtelet qui, dans ses analyses méticuleuses de la philosophie grecque, reconnaît une altérité temporelle et montre comment le retour en Grèce ne se donne pas comme un retour « chez soi », mais plutôt comme une expérience d’aliénation [28]. L’expérience de l’aliénation est inhérente à la pensée nomade, comme le souligne Deleuze dans sa pensée nomade et évoque le processus de « devenir minoritaire » :

36

Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire [quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir…]. Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes [29].

37 Du point de vue de la pensée nomade, le préfixe « inter » de l’interculturalité n’est donc ni spatial ni transitoire. Il s’agit plutôt d’une situation authentique au sens d’un point de repère qui, à l’encontre de l’idée de tabula rasa, toujours à la recherche de la « première certitude » et du « point d’origine », reprend la « ligne interrompue » et ajoute un autre segment à la « ligne brisée » :

38

La vitesse absolue c’est la vitesse des nomades, même quand ils se déplacent lentement. Les nomades sont toujours au milieu. La steppe croît par le milieu, est entre les grandes forêts et les grands empires. La steppe, l’herbe et les nomades sont la même chose. Les nomades n’ont ni passé ni avenir, ils ont seulement des devenirs, devenir-femme, devenir-animal, devenir-cheval : leur extraordinaire art animalier. Les nomades n’ont pas d’histoire, ils ont seulement de la géographie [30].

39 Ces réflexions et surtout ce que Borreil aborde en tant que « phénoménologie affective [31] » de l’expérience limite, à travers laquelle il traite le champ de l’apparition de l’« entre », nous fournissent un appareil pour décrire une expérience qui n’a pas été suffisamment thématisée au cœur de la pensée philosophique.

40 Pourtant, l’enjeu de cette expérience particulière ne consiste pas uniquement dans son potentiel de signification, car elle fait partie intégrante de la philosophie du monde. Dans ses Carnets de la drôle de guerre[32], Sartre décrit la singularité de ses vécus sans tomber dans le solipsisme, par le fait qu’il voit le temps de sa vie comme un rayon du temps du monde (la Grande Guerre). En d’autres termes, il s’occupe effectivement de la Grande Guerre, mais celle-ci se laisse penser à travers lui. L’expérience de l’espace intermédiaire, en tant que noyau de la situation interculturelle, peut également être considérée comme un aspect de la philosophie du monde, à savoir de la réflexion philosophique sur un monde qui rend possible l’entre-deux.

III. L’« entre » en tant que phénomène

« Entre-deux » dans la phénoménologie

41 La phénoménologie pourrait ajouter une autre dimension à la philosophie de l’interculturalité : « inter »/« entre » en tant que concept philosophique, lequel est doté d’un statut théorique particulier. La philosophie est en mesure de fournir une base théorique à l’interculturalité, si elle n’abandonne pas l’espace interstitiel sous forme de hyle ou de chaos, mais plutôt l’accentue et le ressaisit à travers des concepts tels que « απειρον », « entre-deux », « Inter-esse », « Es gibt... », « Il y a... ».

42 Lorsque Husserl parle de la « réduction phénoménologique » dans les Ideen I, il la comprend comme un processus menant à un champ d’expérience (Erfahrungsfeld[33]). Ce qui ressort véritablement de ce champ d’expérience est une sphère intermédiaire constitutive de sens, que Husserl décrit en termes de la corrélation noétique-noématique et qui précède à la fois le monde et la concrétude de l’ego. Chez Merleau-Ponty cette sphère intermédiaire phénoménologique prend une forme explicite : le corps, en tant que champ concret d’expérience phénoménologique, est lié au monde comme son « annexe » ou son « prolongement [34] ». Il ne s’agit pas d’une corrélation entre la conscience et le monde, comme c’est le cas chez Husserl. Au contraire, ils sont entrelacés l’un dans l’autre. C’est pourquoi nous trouvons toujours dans l’œuvre de Merleau-Ponty des concepts tels que « voluminosité du monde » ou « texture de l’être », qui indiquent que son point de départ n’est pas la corrélation entre le monde et la conscience, mais plutôt un champ intermédiaire de l’entre-deux. Contrairement au cartésianisme, qui attribue au monde un ordre géométrique et part d’une attitude objectivante envers le monde, Merleau-Ponty met l’accent sur une forme primordiale d’entrelacement avec le monde – qu’il désigne d’ailleurs avec « entrelace », « chiasme », « il y a… ». Ce n’est pas un hasard si la pensée de l’« entre-deux » s’inscrit au sein de la philosophie phénoménologique. La phénoménologie est une attitude philosophique qui cherche à ressaisir la présence au monde en éliminant les jugements catégoriques présupposés sur le monde. Autrement dit, il s’agit de repartir du « présent vivant » (lebendige Gegenwart) de l’expérience, dans lequel le monde est saisi dans son apparition primordiale.

43 Dans une perspective phénoménologique qui tente de se placer dans un état de « présence à la réalité telle qu’elle se donne » et qui rend de cette manière « caduque et fausse [35] » chaque interprétation assumée, le monde est toujours donné d’une manière fragmentée et toute tentative de perception intégrale du monde est donc, selon Henry Maldiney [36], trompeuse comme on peut le voir dans ces deux passages :

44

La phénoménologie n’est pas quelque chose dont on ait à parler comme si c’était un système, mais c’est quelque chose qui ne peut être que pratiqué en existant, aussi bien dans toutes les rencontres d’un homme avec un malade, que d’un homme avec une œuvre d’art ou d’un homme avec son prochain. Je n’aime pas être considéré comme phénoménologue, ça ne veut rien dire. On n’est pas phénoménologue par choix. C’est une méthode particulière, mais on ne l’est que par présence à la réalité telle qu’elle se donne. La phénoménologie, c’est ce qui rend l’interprétation caduque et fausse. L’erreur commence à l’interprétation. Depuis j’ai toujours choisi comme définition de la phénoménologie la formule de Newton « hypotheses non fingo », «je ne fabrique pas d’hypothèse [37]».

45 Et :

46

Ces sensations confuses primordiales par où nous communiquons avec le monde avant toute objectivité, sont très vite clarifiées et rectifiées par les nécessités de la vie pratique qui a besoin de s’appuyer sur des objets bien définis, distincts les uns des autres et d’où nous avons soigneusement extirpé tout le pathique qui nous liait originellement au monde. De ces sensations, nous avons exclu le comment pour ne garder que le quoi. Cette couleur, cette lumière sur laquelle notre regard s’arrête n’est plus qu’une qualité indifférente qui nous permet d’identifier un objet ou une heure du jour. Elle n’est plus une manière de vivre avec le monde [38].

47 Il y a une imperfection due à la rencontre inattendue avec le réel amorphe qui est à la base de toutes les perceptions, ce qui remet en question l’idée d’un point de départ absolu. Nous commençons toujours par le milieu, par l’entre-deux et par l’entrelacement. C’est dans le cadre d’une telle attitude phénoménologique qu’un penseur de l’interculturalité affirme que l’« entre » est constituant même du sujet, dans la mesure où le soi n’est qu’un événement provenant d’un espace intermédiaire et se possède à chaque reprise dans un autre moment intermédiaire [39]. Ces considérations phénoménologiques poussent l’« entre » en tant que concept philosophique dans le répertoire de la pensée de l’interculturalité.

Identité

48 Enfin, la phénoménologie peut élaborer les bases d’une théorie de l’identité pour la philosophie de l’interculturalité. Nous distinguons deux approches phénoménologiques de la question de l’identité :

  1. Approche herméneutique-phénoménologique qui trouve son expression la plus claire dans l’« herméneutique de soi » de Ricœur. Dans Soi-même comme un autre Ricœur part du principe que les contributions philosophiques dites « continentales » sur l’identité, de Dilthey à Levinas, ne réduisent pas le soi à un registre linguistique, contrairement à la philosophie analytique, mais soulèvent plutôt la pertinence de la congruence subjective de soi comme identité avec sa propre histoire de vie [40]. Malgré l’ancrage de sa philosophie de l’identité dans cette tradition, Ricœur considère l’aspect cartésien de l’approche phénoménologique comme une position dogmatique qui ne perçoit pas le topos de la conscience. Ce qu’il propose est le « cogito brisé », c’est-à-dire l’idée du soi comme un projet inachevé qui s’identifie comme soi à travers l’auto-narration sans pouvoir le conserver en permanence.
  2. Approche anthropologique-phénoménologique qui considère la conscience et l’évidence de sa perspective subjective comme une réplique aux exigences de la facticité de la vie dans son fondement anthropologique.

50 En partant des réflexions de Merleau-Ponty et de Blumenberg sur le rapport entre la phénoménologie et l’anthropologie, on pourrait avancer les affirmations suivantes :

  1. Au lieu de réduire le soi à une condition formelle a priori ou de le comprendre comme une identité se constituant qui ne peut être saisie qu’à travers une narration rétrospective, il existe une troisième voie, qui consiste à chercher le fondement phénoménologique du soi dans l’unité de son auto-coïncidence lequel se maintient malgré ses ruptures et ses discontinuités. L’unité de l’ego n’est ni formelle ni narrative, elle est fonctionnelle.
  2. Partant de l’anthropologie phénoménologique, nous pouvons rechercher le fondement de la connaissance de soi dans le contexte factuel de la conservation de soi (Selbsterhaltung) et l’origine de l’auto-coïncidence de l’ego dans l’accomplissement de ses actes et l’expérience subjective antéprédicative en particulier dans les situations limites.
  3. Contrairement à l’herméneutique de soi de Ricœur, qui décrit le soi comme un projet inachevé, nous pouvons penser l’identité de soi sous la forme d’un égo tacite qui détermine quelle identité l’individu fige à chaque reprise. En d’autres termes, le soi n’est pas ce qu’il dit, mais plutôt pourquoi il se présente comme ceci et cela.

52 Sur la base de cette théorie phénoménologique de l’identité – qui maintient l’idée d’une unité dans la rupture – nous reconnaissons une unité au sein de l’ égo tacite, aussi bien au niveau du sujet de la schizophrénie culturelle qu’ à celui de clivage de soi, dont nous pouvons examiner phénoménologiquement les traces. Nous pouvons nous appuyer sur la phénoménologie en raison de son retour sur le processus de la genèse du sens et sur la singularité de l’expérience subjective. Cette singularité irréductible est à la base de l’individuation subjective : le soi est une perception du monde qui se développe et qui peut être exprimée comme une vue sur le monde. Le fondement phénoménologique érige de cette manière un champ d’expérience et d’apparition pour le sujet de la situation interculturelle, sans pour autant le réduire à une construction discursive.

53 À cet égard, la phénoménologie de l’expérience antéprédicative et de l’individuation subjective de Husserl [41], l’archéologie phénoménologique de l’expérience passive de Merleau-Ponty [42] et ses contributions tardives à la Chaire en tant que fondement ontologique de la signification, la phénoménologie des facticités de la vie subjective chez Sartre et le propos anthropologique-métaphorologique de Blumenberg abordent tous des éléments constitutifs pour une approche phénoménologique de l’interculturalité. En reconnaissant l’expérience de l’entre-deux comme le noyau phénoménologique de la situation interculturelle, nous nous approchons d’un champ d’expérience qui dépasse les dichotomies telles qu’assimilation / ressentiment ou adaptation / résistance et constitue un moment authentique de signification.

54 Il est possible, dans ce contexte, d’essayer d’atteindre l’objectif suivant : 1) La double démarche de dessiner les esquisses d’une phénoménologie de l’interculturalité et d’effectuer une approche philosophique de la question de l’identité interculturelle en tant que conscience métisse[43]. L’exposition phénoménologique de la dissociation dans la conscience du temps, en tant que fondement de la subjectivité, montre que l’expérience limite et le clivage du soi sont des dimensions anthropologiques irréductibles. Cette observation phénoménologique se donne comme une piste d’interrogation de la dichotomie entre identité authentique (pure) / identité inauthentique (métisse). 2) Thématiser la tension intérieure de celui qui vit dans des mondes culturels parallèles, dans la mesure où il ne se trouve jamais plus dans l’évidence de sa culture et n’est pas encore intégré dans l’horizon d’une nouvelle culture appropriée. 3) Appliquer les résultats de cette analyse aux débats actuels tels que le postcolonialisme, en prenant pour point de départ l’expérience d’être « entre les deux » qui ouvre une troisième voie à l’encontre de l’attitude euro-centrique et l’attitude postcoloniale avec leurs dichotomies exclusives.

Notes

  • [1]
    Une version modifiée et abrégée de ce texte a été publiée en allemand : « Zwischen. Ein phänomenologischer Beitrag zur Interkulturalität » ; in : InterCultural Philosophy. Journal for Philosophy in its Cultural Context, Nr. 1: Special Issue, Kulturen und Methoden. Aspekte interkulturellen Philosophierens, 2020, pp. 181-191.
  • [2]
    Bhabha, Homi K. Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007.
  • [3]
    Spivak, Gayatri Chakravorty. « Can the Subaltern Speak? », in Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, A Reader, Harlow, Longman, 1994, p. 66.
  • [4]
    Said, Edward W. Orientalism, New York, Pantheon, 1979.
  • [5]
    Bhabha, Les Lieux de la culture, op. cit., pp. 86-87.
  • [6]
    Ibid., p. 19.
  • [7]
    Ibid., p. 232 ; « at the edge of experience» Bhabha, Homi K. The Location of Culture, London New York, Routledge, 2004, p. 180.
  • [8]
    Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • [9]
    Shayegan, Daryush. Le Regard mutilé, Paris, A. Michel, 1989, p. 18.
  • [10]
    Ibid., p. 122.
  • [11]
    Ibid., p. 86.
  • [12]
    Shayegan, Daryush. La Lumière vient de l’Occident : le réenchantement du monde et la pensée nomade, Paris, Éd. de l’Aube, 2001, p. 112.
  • [13]
    Shayegan, Daryush. La Conscience métisse, Paris, A. Michel, 2012, p. 103.
  • [14]
    Shayegan, La Lumière vient…, op. cit., pp. 126-128.
  • [15]
    Ibid., p. 106.
  • [16]
    Glissant, Édouard. Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1981.
  • [17]
    Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952 ; Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.
  • [18]
    Rosa, Asor et al. En Marge, L’occident et ses « autres », Paris, Aubier Montaigne, 1978.
  • [19]
    Borreil, Jean. La Raison nomade, Paris, Édition Payot & Rivages, 1993, p. 9.
  • [20]
    Ibid., p. 35.
  • [21]
    Rancière, Jacques. Préface, in La Raison nomade, op. cit., p. 17.
  • [22]
    Blumenberg, Hans. Paradigmen zu einer Metaphorologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999.
  • [23]
    Rancière, Jacques. Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 2002.
  • [24]
    Borreil, La Raison nomade, op. cit., p. 29.
  • [25]
    Ibid., pp. 30-31.
  • [26]
    Dadoun, Roger. « Mais quel Occident ? Quels autres ? », in En Marge, op. cit., p. 15.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Châtelet, François. La Naissance de l’histoire, Paris, Minuit, 1962 ; Platon, Paris, Gallimard, 1965.
  • [29]
    Deleuze, Gilles et Parne, Claire. Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 11.
  • [30]
    Ibid, pp. 39, 50.
  • [31]
    Borreil, La Raison nomade, op. cit., p. 141.
  • [32]
    Sartre, Jean-Paul. Carnets de la drôle de guerre (Septembre 1939 - Mars 1940), Paris, Gallimard, 1995.
  • [33]
    Husserl, Edmund. Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Den Haag, M. Nijhoff, 1976, p. 191.
  • [34]
    Merleau-Ponty. L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 2006, p. 14.
  • [35]
    Maldiney, Henri. Philosophie, art et existence, Paris, Cerf, 2007, pp. 184-185.
  • [36]
    Maldiney, Henri. Regard, parole, espace, Lausanne, Éditions l’Âge d’homme, 1973, p. 48.
  • [37]
    Maldiney. Philosophie, art et existence, op. cit., pp. 184-185
  • [38]
    Maldiney. Regard, Parole, Espace, op. cit., p. 48.
  • [39]
    Stenger, Georg, Philosophie der Interkulturalität. Erfahrung und Welten, eine phänomenologische Studie, Freiburg, Alber, p. 446.
  • [40]
    Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1996, p. 137.
  • [41]
    Kanoor, Abbed. « Phenomenology of Individuation. On Husserl’s Seefeld Manuscripts », in Annales de Phénoménologie – Nouvelle Série, 22/2023, pp. 73-91.
  • [42]
    Kanoor. « Natur als erlebte Anonymität, ein Beitrag zur Idee der phänomenologischen Archäologie bei Maurice Merleau-Ponty », in AUC Interpretationes, Studia Philosophica Europeana, Vol. VI No. 1-2, 2016, pp. 72-84.
  • [43]
    Shayegan. La Conscience métisse, op. cit. ; Kanoor. « Gezähmte Schizophrenie. Eine philosophische Analyse von Zugehörigkeit und kultureller Ich-Spaltung », in Zeitschrift für Kulturphilosophie, 2021, pp. 49-61.