Visions et territoires chimériques

1 La fixation d’une main d’œuvre constamment fugitive représente l’un des moteurs principaux de l’histoire du capitalisme [1] . C’est la capture sans cesse à reprendre du paysan sans terre, de l’esclave évadé, du bohémien nomade, de l’apprenti en fuite, du soldat déserteur, de l’incorrigible vagabond qui amène le capital à développer continuellement de nouvelles prises [2] . Si le racisme est systémique, c’est d’abord parce qu’il fait corps avec un système de chasse à l’homme [3]. Aussi la « race » peut-elle être conçue comme une technologie de profilage, d’identification et de capture, ou encore comme une sorte d’agent chimique qui fixe la force de travail de certains humains en fixant leur couleur non pas seulement à leur surface, mais au plus profond d’eux-mêmes pour en faire la vérité ultime à laquelle ils doivent se soumettre – de gré ou de force... La technologie cybernétique de la « traçabilité » [4] ne constitue finalement que la forme la plus sophistiquée de ce marquage des corps assujettis : elle assure une (em)prise d’autant plus efficace qu’elle est indolore, surtout lorsqu’elle se manifeste sous la forme d’archanges de synthèse – les énigmatiques « IA » – veillant continuellement à notre bien. Rien de plus bienveillant qu’un « assistant personnel » !

2 La « couleur » est fixation, à la fois chaîne et obsession. Tout esclavage procède d’une animalisation des êtres humains, mais la réduction d’un homme à la couleur de sa peau, c’est-à-dire à son pelage, est la forme proprement coloniale de cette animalisation. Bien plus qu’un mot, « nègre » est l’arme par excellence du réducteur de tête, l’esclavagiste. À tout esclave tenté par la fuite voici l’avertissement des Codes noirs [5] : « Tu peux courir nègre, je te retrouverai toujours, où que tu sois. Car tu portes la marque de l’esclave, la marque de la bête, la marque de ta damnation : une peau aussi noire que ton âme, si tant est que tu en aies une… »

3 Afin de défendre la « ligne de couleur » [6] , la société esclavagiste institua une correspondance entre échelle chromatique et échelle sociale. De sorte que l’accès à des tâches et à des statuts valorisés (domestique, artisan, greffier, etc.), l’accès à un semblant d’instruction voire à l’affranchissement, dépendait du degré de blancheur de la peau. D’où l’élaboration dans les colonies de taxinomies d’un nouveau genre, de subtiles combinatoires « du mélange des blancs avec les nègres ». C’est ainsi que Moreau de Saint-Méry [7] concevait chaque individu comme l’assemblage de 128 parts de « sang ». Dans le cas d’un « mulâtre » – cette hybridation contre-nature d’un cheval blanc avec un âne noir –, cela donnait donc 64 parties « blanches » et 64 parties « noires ». À partir de cet axiome, on pouvait alors distinguer 13 catégories pour classer les « hommes de couleur » : « quarteron », « chabine », « mamelouc », « caffre », etc.

4

Le noir est indélébile ! Difficile de ne pas se sentir sali quand du sang noir coule dans nos veines. Comment se déprendre de la honte d’être noir et du mépris des plus noirs que soi sans pour autant se laisser enfermer dans cette même couleur qu’on nous colle à la peau depuis des siècles : el negro !… Moi-même afropéen ou eurafricain, créole en quelque sorte, j’éprouve quotidiennement le différend de mes origines : une micro-guerre en noir et blanc.
« Retour du Maroni » in Fugitif, où cours-tu ?, PUF, 2016, p. 76.

5 Ces mots écrits en 2003, à mon retour d’un long séjour sur le Maroni (fleuve de Guyane), j’ai l’impression que c’était hier… Dans des sociétés occidentales où la ligne de couleur ne cesse de prendre de nouvelles formes et où le suprémacisme blanc a le vent en poupe (comme en témoigne la réélection de Trump), le déchirement est constitutif de la condition

6 de métis. Être métis, c’est d’abord faire l’épreuve au plus profond de soi de la frontière et du différend. Aujourd’hui, la chasse aux « peaux noires » et aux « peaux rouges » a laissé place à la traque des « migrants ». Le molosse des slave patrols a pris les traits d’une frontière mobile et réticulaire qui constitue un élément central du système de prédation néolibéral : elle joue en effet un rôle essentiel dans la production d’une humanité corvéable et jetable à volonté sous la figure du « clandestin », objet d’une chasse à l’homme perpétuelle le maintenant hors du droit, dans une condition d’apatride et de paria qui ne va pas sans évoquer celle de l’esclave.

7

La frontière entre le Mexique et les États-Unis es una herrida abierta [une blessure ouverte] où le Tiers-Monde s’écorche et saigne au contact du premier. Et avant qu’une croûte se forme, l’hémorragie reprend et le sang vital des deux mondes se mélange pour former un troisième pays – une culture de la frontière. On établit des frontières pour définir les lieux qui sont sûrs et ceux qui ne le sont pas, pour distinguer un nous d’un eux. (…) Une terre frontalière est un lieu vague et indéterminé formé à partir du résidu sensible que laisse une limite contre-nature. Un lieu en transition constante. Ceux qui l’habitent sont les prohibés, les bannis. Ici vivent los atravesados : les gens louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis, les mulâtres, les sang-mêlé, les demi-morts ; bref, ceux qui traversent, qui outrepassent, qui franchissent les confins du « normal ».
Gloria Anzaldua, Terres frontalières. La Frontera. La nouvelle mestiza, 1987, p. 56.

8 Comme Gloria Anzaldua, je ne peux dissocier la figure du « métis » de la schize douloureuse qui lui donne sens (blanc/noir, autochtone/étranger, etc.) : la frontière ne se manifeste dans les corps et les territoires subalternes que sous la forme d’une « blessure ouverte ». Bien que de père noir et de mère blanche, je ne me suis jamais défini comme « métis » car j’ai toujours perçu comme une vaste supercherie l’idée d’un monde guéri du racisme et de tous les maux grâce au « métissage ».

9 La violence des frontières que recouvre le terme « métis » est à la fois intime et (géo)politique. C’est à partir de cette violence, à partir de cette tension extrême entre des pôles asymétriques que j’écris : je me tords comme un serpent, comme une anguille, comme une liane, profitant du moindre interstice pour m’extirper hors de cet absurde reality show en noir et blanc, prenant appui sur les accidents des terrains que je parcours, puisant dans tous les matériaux possibles et imaginables, recourant aux formes les plus diverses. Tout mon travail sur le marronnage [7] – les arts de la fugue et du camouflage des esclavisé·es – vise, entre autres, à échapper à la logique binaire de la « race » et au piège des identités fossiles instrumentalisées tant par le multiculturalisme de pacotille d’un Netflix que par les fondamentalismes de tout poil.

10 Avec le recul, je réalise qu’à travers l’entrelacs des lianes j’ai tenté de penser, entre autres, l’enchevêtrement des courants de sève – des lignes de vie hétérogènes – qui me constituent. Faire de son territoire et de son propre corps une géographie cryptée (c’est-à-dire un refuge et une Zone d’Incertitude Offensive), c’est un des premiers enseignements des lianes. Assumer sa condition de « mestiza », c’est assumer son caractère tordu, lianescent (une liane ne file jamais droit…), chimérique. La colonie a fait de nous des hybrides contre-nature (mulâtres, câpresses, griffons…), soyons donc des chimères : des passeurs, des atravesados, des entités divergentes ouvrant la voie vers d’autres versions du monde, des versions hérétiques et souterraines, des sub-versions.

11 Si je puise donc dans la langue tordue des lianes [8] – des plantes tout en torsion, contorsion, distorsion – c’est afin de rendre justice aux mouvements de l’envers (gestes de renversement et renversements de perspective) qui, à l’image du « soulèvement » d’une plante, n’opèrent pas forcément dans le bruit et la fureur, mais le plus souvent en mode mineur (furtif). Ainsi, les lianes importent-elles moins que leur « lianographie » : la manière dont leur mouvement d’arrachement au sous-sol inspire des gestes de rupture vis-à-vis des coordonnées de la « Réalité » (le There is no alternative d’un ordre néolibéral globalisé). Ce que je produis à travers tout un travail de torsion relève moins d’une « pensée métisse » que de « visions chimériques » : une forme de théorisation (le grec « theôría » signifie « vision ») qui recourt aux images composites d’entités aussi improbables qu’un sphinx, qu’une sirène, qu’un oiseau-tonnerre, qu’une tarasque, qu’une coatlicue (voir Anzaldua plus bas) ou qu’une mami wata. Concernant la question du métissage, le cas des mami wata est particulièrement intéressant : il faut rappeler que ces sirènes de l’Atlantique noir – qui prennent des formes variées selon les contextes où elles se manifestent (Ghana, Centrafrique, Caraïbe, Brésil, Colombie, etc.) – sont nées du premier contact entre Européens et Subsahariens. Au départ, il s’agissait pour les peuples africains du golfe de Guinée et du bassin du Congo de capter la puissance des génies des eaux féminins (les sirènes) que les caravelles portugaises arboraient à leur proue.

12 Je vois dans les mami wata les premières mestizas, des entités ambivalentes figurant autant la puissance des femmes que l’esprit de la marchandise, la subversion indigène que l’aliénation coloniale [9] . Parce qu’elles outrepassent les frontières d’espèce, de race, d’univers culturels, ces chimères aquatiques sont d’abord des passeuses qui peuvent ouvrir des passages insoupçonnés. Mon usage de la liane obéit au même principe – le « principe de la chimère » [10] – que celui qui anime les figures « hybrides » des contes et des cosmologies : l’exercice d’une pensée de la condensation liée à une certaine expérience de l’ambiguïté visuelle. « Requin-tigre», « serpent-liane », « homme-grenouille», « singe-araignée », « poisson-lune »… notre langage regorge d’expressions chimériques qui témoignent de l’excès sensoriel du vivant sur nos catégories de pensée.

13

Coatlicue illustre la contradiction. Sa forme incorpore tous les symboles importants de la religion et de la philosophie aztèques. Comme Méduse, la Gorgone, elle est un symbole de la fusion des opposés : l’aigle et le serpent, le ciel et le monde souterrain, la vie et la mort, la mobilité et l’immobilité, la beauté et l’horreur.
Gloria Anzaldua, Terres frontalières. La Frontera. La nouvelle mestiza, 1987, p. 113.

14 La nouvelle « mestiza » qu’appelle de ses vœux Anzaldua, c’est la reprise de la figure coloniale du métis, mais à la lumière de la cosmologie aztèque et des féminismes noir et chicana. La mestiza est une entité fondamentalement « tordue » – ou queer – car c’est par une torsion créatrice (à commencer par celle de l’anglais) qu’elle convertit la contradiction vécue (le déchirement entre les univers opposés auxquels la mestiza est censée appartenir) en force subversive. Je partage avec cette autrice fabuleuse une même pensée mestiza de l’enchevêtrement et de la torsion que j’essaie de mettre en œuvre dans les projets de création collectifs où je m’implique. Dans l’œuvre collaborative « Spectrographies : contes de l’île (é)toilée », j’ai tenté de faire de l’île de Vassivière elle-même (Plateau de Millevaches) un territoire chimérique : la toile, le territoir même d’Anansi (l’araignée conteuse qui égaille les veillées de certaines communautés afro descendantes de la Caraïbe et d’Amérique du sud). On peut voir dans l’« écorcée » (la femme-arbre dans la photo du tournage de « Ganzi »), une des entités qui peuplent l’île étoilée, la dimension chimérique de la condition de mestiza.

15 Pour me réconcilier avec ma part d’Afrique – ma part maudite – et apprivoiser les contradictions qui me traversent, j’ai suivi la voie afrodiasporique de Mami wata, opérant des détours par la Guyane, la Réunion, Mayotte ou encore la Martinique. Aussi dois-je beaucoup à ces territoires, au point de me sentir moi-même « Ultramarin ».

16 Les dits « Outre-mer » sont souvent présentés comme des territoires par excellence de « métissage », mais justement on peut subvertir ce cliché, et révéler l’envers de la carte postale... Si, en dépit de sa généalogie coloniale, nous continuons à utiliser le terme « outre-mer » c’est à condition de faire de l’« Outre » un univers à part entière, c’est-à-dire un « plurivers » : un universel conjugué au pluriel car émergeant de formes de vie multiples et singulières.

17 Dans les journées « Loin ne veut pas dire petit. Langages et imaginaires artistiques de l’Outre-mer » qui se sont tenues à la Friche Belle de mai en février 2024, à l’initiative du Réseau Documents d’artistes, l’artiste et auteur guadeloupéen Olivier Marboeuf a insisté sur la possibilité d’un usage décolonisé du terme « Outre-mer » : « L’Outre-mer est déjà créé, créé dans l’histoire des violences qui nous ont été faites. Que la conséquence des colonisations fasse que je connaisse mieux les Kanaks, que j’ai des alliances avec des Réunionnais etc., montre que l’on peut convertir les rencontres tragiques qui hantent le terme « outre-mer » en rencontres de luttes, c’est pour ça que je suis venu aujourd’hui ! ». Il nous faut donc mettre l’accent sur le trait d’union de l’expression « Outre-mer », et concevoir ce trait comme une ligne de fuite, comme l’échappée d’une liane qui allie et rallie, lie, relie et relaye tout ce qui se trouve désolidarisé [11]. Ce qui suppose d’entendre par « mer » non pas un obstacle séparant des terres isolées, mais l’espace-temps mouvant où peuvent entrer en résonance, sous la forme d’une multitude de courants enchevêtrés, les mondes archipéliques nés des traites négrières, des transportations contraintes d’engagés (Tamouls, Chinois ou Indonésiens), des subversions et insurrections « indigènes » (l’ensemble des colonisé·es assujetti·es au code de l’Indigénat), des pirates noirs et neg mawons, des odyssées millénaires des pahi (pirogues à balanciers) de Polynésie ou encore des boutres des Swahilis (aire de civilisation à laquelle appartient l’archipel des Comores, y compris Mayotte).

18 La question centrale des Outre-mer n’est pas la question « identitaire » [12], mais plutôt la question du lieu, la possibilité d’avoir lieu en se produisant soi-même à partir des terres qui nous habitent et assurent notre subsistance, à partir des gestes et expériences qui nous précèdent. D’où la célébration d’un art de la « reprise » chez de nombreux artistes ultramarins : reprise chorégraphique de mouvements fantômes, reprise textile de fils et de pièces de tissus hétéroclites. L’artiste martiniquaise Valérie John propose de concevoir la question du métissage comme un processus textile, comme un « métier à tisser ». Décrivant sa propre pratique, elle explique que le « mé-tisser » consiste à faire rentrer tous les maux du monde en soi, à travers la collecte de papiers et leur recomposition, jusqu’à faire advenir la métamorphose : une réinvention de soi sous la forme d’un corps-palimpseste. Car chez celles et ceux dont la mémoire n’est plus qu’un cahier de brouillon aux pages raturées, déchirées, quasi-illisibles ; chez celles et ceux dont l’existence a été blanchie à la chaux de l’assimilation, les pratiques de création visent avant tout à « remembrer » (to remember…) les corps pour pouvoir refaire corps ensemble et instaurer de la sorte des mondes inouïs.

19 La mécanique coloniale procède d’abord d’une dépossession portée à son paroxysme par la sorcellerie esclavagiste qui transforme des humains en bêtes de somme. Être esclave, c’est être « possédé » par une puissance étrangère, c’est être dépossédé de soi au profit d’un maître dont on devient la propriété : « Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile pour la Barbade. C’est de cette agression que je suis née. De cet acte de haine et de mépris. » Dans Moi, Tituba sorcière…, Maryse Condé nous rappelle que le métissage dans les colonies a d’abord été le fruit d’un viol, de la violence souveraine du « Maître ». C’est donc seulement à partir de la blessure originelle de la ligne de couleur que l’on peut penser le métissage, la « créolisation » et, en général, la formidable créativité des mouvements de réexistence afrodiasporiques. Gloria Anzaldua redonne une force subversive à la notion de métissage en la pensant à partir de la violence raciale et patriarcale des frontières contemporaines. Être une « mestiza » c’est être capable d’habiter la frontière, de faire jaillir de la faille le magma d’une humanité à venir. En ce sens, les mondes ultramarins constituent eux aussi des « cultures de la frontière ». Mais je préfère les voir comme des territoires chimériques qui, bien que leur existence ne soit pas vraiment reconnue par la France métropolitaine (vu l’attention et le traitement dont ils font l’objet), sont toujours prêts à rugir, mordre, cracher du feu et expérimenter de nouvelles formes de dissidence ce dont rend bien compte la fresque d’un bleu outremer incandescent d’Olivier Marboeuf, « L’île de la dette en retour » [13].

20 Anzaldua voit la frontière comme « una herrida abierta », mais peut-il y avoir une mémoire sans blessure ? « Congo ayant des marques du pays formant une croix sur chaque sein » ; les colons appelaient « marques du pays » les motifs indélébiles que présentaient les corps des déportés africains à leur arrivée dans les archipels de la Caraïbe ou de l’océan Indien. Ces scarifications étaient les seules traces visibles que les « Bossales » (captifs nés en Afrique) conservaient de leur terre natale. À l’image des mondes polynésiens et amérindiens, dans les sociétés subsahariennes, le corps est surface d’écriture : les cultures labourent les corps pour mieux s’y incorporer [14]. Un corps scarifié constitue d’emblée un corps-mémoire : une surface où se déploie l’écriture d’un peuple (Kongo, Yoruba, etc.), le récit singulier d’une vie (première chasse, entrée dans la caste des forgerons, etc.), la généalogie d’un clan, l’alliance avec des esprits et le souffle protecteur des ancêtres. Aussi les scarifications constituaient-elles le premier obstacle à la mise à nu, à la dépossession de l’esclavage. Dans les sillons, les crevasses, le relief accidenté de sa chair, l’Africain asservi retrouvait l’assurance de son humanité : une archive frémissante qui pourra, dans certaines circonstances (cérémonies mystiques clandestines, insurrections, marronnages, etc.), être déployée à travers toute une rythmique de résistance aussi bien chorégraphique que musicale.

21 C’est sans doute lorsqu’elle s’inscrit dans un territoire existentiel que la fécondité de la blessure est la plus manifeste, à l’image de cette ravine évoquée par l’artiste réunionnaise Florans Féliks : « C’est une faille intérieure autant qu’extérieure. La ravine c’est l’endroit où il y a la source, la mémoire, la trace des Marrons. (…) elle porte l’eau, les mémoires, les bœufs, elle porte les morts, les femmes qui vont laver. (…) Elle monte, elle descend, elle traverse l’île. C’est moins un lieu qu’une enjambée : comment aller vers l’autre bord, comment aller vers l’autre ? La faille c’est ce qui fait que l’autre ne pourra jamais être soi et vice-versa, et cette faille-là est belle, et très douloureuse aussi… La ravine pour moi, c’est surtout un mouvement, un « enravinement », un mouvement vers l’autre ; quand c’est possible… » [15].

22 C’est à partir de ce relief accidenté, de cette blessure féconde que s’est construit « Kaz kabar » [16], un lieu que Florans Féliks définit comme une « école bitasyon-fonnker ». La « bitasyon », en créole réunionnais, c’est l’endroit qu’on habite en étant habité par tout ce qui le peuple et par ses mémoires sédimentées. Le « fonnker », c’est ce qui jaillit du « fond du cœur » et donne lieu à des joutes poétiques. La « bitasyon-fonnker » met en œuvre l’impératif d’Hölderlin : « habiter en poète ». Dans cette vie en correspondance avec les éléments, avec les ancêtres, avec les entités des mondes « malbars » (tamouls), « kafs » (malgaches, bantous…), etc., tout s’enchevêtre : l’art des tisaneurs et du jardin créole, le maloya (musique et danse), les thérapies, la transmission des savoir-faire (poterie, vannerie, construction en pisé…), tout s’intègre dans une écologie des pratiques et de l’écoute du milieu.

23 Cette implication dans l’utopie concrète de Kaz Kabar amène Florans Féliks à remettre en question la notion même d’artiste : « Dans ce lieu, je fais du social, je gère la technique, je plante, je forme, je n’ai pas forcément un statut d’artiste. L’œuvre pour moi, c’est l’habitat et l’habitant. Qui dois-je mettre sur le cartel ? Pour moi, ce qui est exposé, ce n’est pas l’œuvre, c’est la trace d’un œuvrer ensemble au fil des jours. » [17]. Dans ce questionnement du statut de l’art et de l’artiste, elle rejoint, à sa façon, les réflexions critiques d’Olivier Marboeuf : « on peut toujours dire qu’on va raconter une autre histoire de l’art, mais si elle repose sur les mêmes objectifs, les mêmes formes et le même marché, on aura simplement amélioré un système problématique. En fait, nous les ultramarins, on est là pour améliorer un système qui arrive à sa limite (…). On n’a jamais manqué de créateurs ultramarins, on a manqué d’infrastructures pour traduire une manière d’inscrire le geste artistique dans la société » [18].

24 Au moment où la rhétorique nauséabonde de la « submersion migratoire » ne cesse de monter en France, les « Outre-mer » sont la preuve (mais ne s’y réduisent pas) que le « grand remplacement » dont s’effraient intellectuel·les et mouvements identitaires européens a déjà eu lieu : l’Europe s’est déversée sur l’ensemble du planisphère des siècles durant, sans aucune retenue, entraînant ici et là bien des « effondrements ». Sur « les grains de poussière » du second domaine maritime du monde [19], le soleil ne se couche jamais. Faire en sorte que les Outre-mer disposent enfin de véritables infrastructures de formation, de production et de diffusion artistique, ce n’est pas une question de philanthropie mais de réparation vis-à-vis d’une histoire douloureuse qui reste à assumer. C’est aussi faire en sorte que la France ne succombe pas à l’asphyxie en s’ouvrant à ce qui, en elle, outrepasse l’espace-temps étriqué de l’Hexagone. Les artistes ultramarin·es (mais aussi celleux issu·es des immigrations des Suds) peuvent jouer un rôle pionnier dans l’émergence d’un devenir pluriversel de la France reposant sur d’autres images de soi, sur un autre rapport à soi et au monde.

Notes

  • [1]
    Cf. Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, P.U.F., 1998.
  • [2]
    Le capital algorithmique ne fait pas exception puisqu’il repose sur la captation de l’attention et l’extraction de données comportementales. Cf. Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le Capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Ecosociété, 2023.
  • [3]
    Employée dans les départements de « ressources humaines », l’expression « chasseur de têtes » en garde la trace…
  • [4]
    Tout comme le terme « traçabilité » (traces laissées par une proie), les termes « ciblage », « pistage », « traqueur », etc., témoignent du primat du jeu de langage de la chasse dans les mondes cybernétiques.
  • [5]
    Conçus pour donner un cadre juridique à l’exercice de l’esclavage dans les colonies des Amériques et des archipels de l’Océan indien, les Codes noirs font de l’esclavisé un « meuble » susceptible d’être acquis par un maître au même titre qu’un bien. Pour les colonies françaises des Antilles, la première version a été élaborée par Colbert (1616-1683) et promulgué par Louis XIV en 1685.
  • [6]
    Expression américaine désignant la ligne de partage instituée entre les « races » par la violence coloniale. Cf. W.E.B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, trad. Magali Bessone, éd. La Découverte, 2007.
  • [7]
    Voir D. Touam Bona, Fugitif, où cours-tu ?, P.U.F., 2016 et Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge 1, Post-Editions, 2021 et des textes comme Heroïc land. Spectrographie de la « Frontière » (2020), en ligne sur le site de la revue Terrestres.
  • [8]
    Cf. Dénètem Touam Bona, La Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge 1, Post éditions, 2021.
  • [9]
    Cf. Tonda, Joseph. L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Karthala, 2015 ; Jean-Christophe Goddard, Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, éd. Wildproject, 2024 ; D. Touam Bona, « Où est le &quot ; Centre & quot ; de l’Afrique », revue Africultures, 2008.
  • [10]
    Voir Carlo Severi, Le Principe de la chimère : une anthropologie de la mémoire, Rue d’Ulm, 2007.
  • [11]
    « la dynamique du Lyannaj — qui est d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé », in Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Éditions Galaade, Institut du Tout-monde, 2009.
  • [12]
    Un terme utilisé par les tenants d’un universalisme abstrait (mécanisme idéologique décrit par Marx qui fait passerpour universels des valeurs et intérêts particuliers au service de l’ordre dominant) pour disqualifier les exigences de justice émanant des collectifs subalternes.
  • [13]
    La lecture-performance « Mille sortes de bleu », une sorte d’interprétation de la fresque-partition « L’île de la dette en retour », est en ligne sur le site de Radio Grenouille : programme « Cosmogramme » qui comprend la quasi-totalité des conférences et performances de l’expo-festival « Eloge de la submersion » (16 nov. 2024 – 22 mars 2025, La Compagnie, Marseille).
  • [14]
    Cf. Pierre Clastres, La Société contre l’État, éditions de minuit, 1974.
  • [15]
    Extrait de son intervention lors des journées « Loin ne veut pas dire petit. Langages et imaginaires artistiques de l’Outre-mer », Friche Belle de mai, février 2024.
  • [16]
    Avec notamment des artistes comme Danyèl Waro, Zanmari Baré ou encore Migline Paroumanou, et bien sûr les habitant·es de l’entour.
  • [17]
    Extrait de son intervention lors des journées « Loin ne veut pas dire petit. Langages et imaginaires artistiques de l’Outre-mer », Friche Belle de mai, février 2024.
  • [18]
    Extrait de son intervention lors des journées « Loin ne veut pas dire petit. Langages et imaginaires artistiques de l’Outre-mer », Friche Belle de mai, février 2024.
  • [19]
    La France possède 11 millions de km2 de Zone Economique Exclusive, dont 97´% dans les Outre-mer.