« L'entre-deux indéfinissable » du métissage en Amérique

1 Abbed KANOOR : Comme vous le savez, le débat autour de la notion ou du concept de métissage en France est contemporain du passage du XXe au XXIe siècle. En 1990, Jean-Loup Amselle a publié Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. En 1997 paraît Le Métissage. Un exposé pour comprendre. Un essai pour réfléchir de François Laplantine et Alexis Nouss, suivi de leur grand ouvrage collectif Métissages. De Archimboldo à Zombi (2001). Serge Gruzinsky publie Visions indiennes, visions baroques. Les métissages de l’inconscient en 1992 et La Pensée métisse en 1999. Or, chacun d’entre vous l’a constaté dans son domaine de recherche, le concept de métissage n’est plus aussi actuel que dans les dernières années du XXe siècle. Peut-on dire que le métissage s’est nourri de la même sphère culturelle que les débats sur le multiculturalisme, et qu’une fois le multiculturalisme repoussé par les débats postcoloniaux et décoloniaux, le métissage a perdu de son actualité ? Cet échange avec vous est l’occasion de repenser le métissage et la pensée métisse afin de savoir si, malgré les critiques, il est toujours possible de travailler avec ce concept.

2 De mon point de vue, je vois au moins les points de conflit suivants en ce qui concerne le métissage : 1) une approche culturelle, esthétique et phénoménologique de ce que l’on pourrait appeler le phénomène du métissage. Il s’agit d’une rencontre dans laquelle il n’est pas question de sélection, de bricolage ou d’assimilation, mais plutôt d’une symbiose culturelle dans laquelle deux ou plusieurs mondes se rencontrent et tissent de nouvelles synthèses dans un troisième espace. Par exemple, la rencontre de l’art chrétien et l’art islamique dans l’architecture métisse de l’Andalousie, la musique baroque, les peintures murales d’Amérique latine, la rencontre du monde iranien avec l’Extrême-Orient dans les miniatures. 2) Une approche historique, critique et politique attentive à la généalogie et à l’émergence du métissage (mestizo) dans le contexte historique sanglant de colonisation de l’Amérique. Le métissage n’est pas une forme de rencontre culturelle, mais une forme de violence de l’exploitation coloniale visant surtout le corps des femmes indigènes. On peut parler ici d’une confrontation entre métissage et indigénat. La première approche culturelle, dans cette dernière perspective, n’est alors pas consciente du contexte historique et politique du métissage et se joue dans un usage métaphorique de ce concept. Le métissage a été un outil de l’ordre colonial pour mener une guerre de domination en imposant ses valeurs et en transformant les communautés indigènes.

3 Et maintenant je vous pose la question : peut-on considérer le métissage comme un topos de l’expérience et la pensée métisse comme un mode de pensée qui correspond à cette expérience ? Peut-on parler du sujet de cette expérience comme d’un sujet qui se trouve dans une situation où différentes cultures (indigène, européenne, chrétienne...) se rencontrent, sans avoir la possibilité de réduire un monde à l’autre ? Est-il possible, dans ce contexte, de dire que l’expérience de l’entre-deux fait appel à d’autres catégories que les canons classiques de la philosophie ?

4

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Il y a un moment très important, l’anniversaire de 1492 et la version du métissage qui s’impose alors. Dans les années quatre-vingt-dix, dans l’aire hispanophone, le travail de l’anthropologue mexicain Miguel León-Portilla (1926-2019) contribue à la diffusion d’une nouvelle vision de la Conquista. Elle n’est plus une conquête, mais une « rencontre » ; une reconfiguration de toute la violence de la colonisation se produit, au profit de l’idée de la fusion de deux cultures et de deux peuples. Ce discours du métissage convient au gouvernement du Mexique comme au gouvernement espagnol. Pour le gouvernement mexicain, il s’agit de continuer à diffuser le mythe du métissage-creuset national, nécessaire à l’intégration/blanchiment des indigènes, qui s’est développé après la révolution mexicaine (1910-1920). Pour le nouvel État espagnol, démocratique depuis 1978, il s’agit de se trouver une identité nationale dans un contexte ardu, marqué par la montée des identités régionales, d’une façon parfois extrêmement problématique, au pays basque par exemple. Le grand problème de la nation espagnole, qui s’était déjà posé au XIXe siècle et que la parenthèse autoritaire franquiste avait permis de suspendre, se repose : y a-t-il une nation espagnole ? Les gouvernements cherchent une légitimité, une identité. La révision de l’histoire de l’ancien empire fera partie de cette démarche, et l’idée de métissage culturel vient à point. L’Espagne n’est plus l’ancienne puissance, la « marâtre, » dont le continent latino-américain avait dû se libérer au XIXe siècle, mais une grande sœur bienveillante, qui a contribué à la fondation de l’identité de l’Amérique latine. Cette dernière est présentée comme le lieu d’un intense métissage culturel, dans lequel entre, pour moitié, l’apport de l’Espagne. Une forme d’impérialisme culturel espagnol vient assumer une mission symbolique dans la construction de l’Espagne démocratique, servi par une vision du métissage détachée des conditions historiques de sa production et instrumentalisée.

5

Luis MARTINEZ ANDRADE : Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Claude. Il ne faut pas oublier qu’au XXe siècle, à partir de la révolution mexicaine, l’idée de métissage a surtout été un outil non seulement pour les Européens, mais aussi pour les partis populistes, par exemple au Mexique, le PRI (Partido Revolucionario Institucional) a mobilisé l’idée de métissage pour parler de rencontre. Notre collègue Lorena Grigoletto a travaillé sur les images. Elle sait très bien que dans le muralisme de Diego Rivera (1886-1957) et David Alfaro Siqueiros (1896-1974), au Pérou avec Víctor Raúl Haya de la Torre (1895-1979), et comme vient de le dire Claude dans les années quatre-vingt-dix, le discours du métissage est renforcé. Ce sont des indigènes, par exemple la Bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui, qui ont dénoncé la notion de métissage comme une forme de blanchiment. Le métissage n’était pas la rencontre de deux mondes, mais la disparition des indigènes au nom de la nation. Dans l’histoire du XXe siècle, le métissage – en tant que dispositif discursif – réapparaît dans certains contextes nationaux, comme au Mexique ou au Pérou.

6

Lorena GRIGOLETTO : Je suis d’accord avec Luis. L’histoire du Mexique au début du XXe siècle, et en particulier le muralisme, s’intègre à une rhétorique populiste. Cependant, ils révèlent de manière très complexe et bien cachée un lien avec le créolisme. Le créolisme entendu d’une façon bien spécifique, à savoir le fait d’être « espagnol » et de posséder cette composante espagnole dans le contexte latino-américain. Ce créolisme correspond finalement au paradigme de l’homme blanc, il lui correspond et le renforce sur les plans culturel et symbolique. Là, l’homme blanc est considéré le « non-marked model », « the non-race » et le non-racialisé fondamental. L’affirmation des valeurs indigènes que l’on retrouve dans ce contexte, se heurte à des problèmes fondamentaux, parfois invisibles. Bien qu’il ne faille pas sous-estimer le grand effort sous-jacent pour trouver une identité et un rôle à l’Amérique latine après l’indépendance, en l’occurrence mexicaine. Dans ce contexte, donc, on essaie également de repenser le mélange des races. En effet, bien avant les années quatre-vingt-dix et l’esthétisation de la notion de métissage, on a tenté, dans les années vingt au Mexique, d’établir un dialogue entre l’esthétique et la politique. Je pense ici à José Vasconcelos (1882-1959) et son livre La Raza Cósmica (1925), et à la tentative de trouver place pour l’Amérique latine, en tant que laboratoire de rencontre et de formation de nouvelles identités métisses. Il s’agit, certes, d’une tentative qui présente un certain nombre de limites, liées à la question de l’« hispanité » par exemple.

7

Luis MARTINEZ ANDRADE : En effet, il faut aussi penser au contexte. La révolution mexicaine s’achève en 1919 lorsque Emiliano Zapata (1879-1919) est assassiné (la même année que Rosa Luxembourg). À cette époque, l’esprit des années vingt ne soufflait pas encore et l’idée de faire partie du concert des nations n’avait pas émergé. Au Pérou, par exemple, José Carlos Mariátegui (1894- 1930) lance sa revue Amauta, publiant des images de Rivera et de Siqueiros. José Vasconcelos publie un grand nombre de ses textes dans la seconde moitié des années vingt. L’idée de la « race cosmique » s’est aussi imposée dans les années trente et quarante. Les peuples indigènes ont réagi en disant : « Vous parlez d’indigénat, mais sans les peuples indigènes ». Jusqu’aux années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et au cinquième centenaire de la Conquête, la notion de métissage, chez les autochtones et les populations afro-latino-américaines, a fait l’objet d’une forte propagande. Il est vrai que le métissage a inspiré les mouvements anticoloniaux au début et tout au long du XXe siècle, comme dans le cas de la révolution sandiniste au Nicaragua. Mais au Mexique, surtout après le massacre des étudiants à Tlatelolco en 1968 et la fin de l’hégémonie du parti révolutionnaire institutionnel, nous sommes dans un contexte différent.

8

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : L’idée de « race cosmique » montre déjà toute l’ambiguïté de l’idée de métissage. La « race cosmique » prétend être un dépassement au sens de métissage, mais l’idée de race s’y maintient. Cette contradiction fondamentale donnera lieu à différentes réflexions au cours de l’histoire et semble être une caractéristique tenace du concept de métissage.

9

Luis MARTINEZ ANDRADE : Oui, et il ne faut pas oublier que Vasconcelos avait une certaine sympathie pour l’eugénisme et l’élimination de l’indigène.

10 Abbed KANOOR : Pourrait-on dire que le métissage est quelque chose importé d’Europe dans le contexte latino-américain, et plus particulièrement mexicain ? Ou devrait-on plutôt parler, par exemple dans le cas de Vasconcelos, du Mexique, comme pays d’origine pour la diffusion de cette idée ? Je parle ici de la conceptualisation et non du contexte historique et racial aux XVIe et XVIIe siècles. En d’autres termes, peut-on parler d’une généalogie conceptuelle latino-américaine, ou est-elle plutôt le résultat d’un regard européen, d’une mise en perspective européenne ?

11 Et, s’il s’agit d’une notion née en Amérique latine, peut-on parler d’une transformation dans l’utilisation de la notion de métissage ? À savoir, dès le départ, dans un contexte compliqué et problématique, mais en même temps en lien avec d’autres mouvements artistiques et culturels, par exemple les futuristes ? Parce qu’il s’agit d’une projection dans le futur, où le métissage est avant tout imaginé comme un troisième espace. Peut-on parler d’une transition entre l’émergence du métissage comme une notion et son instrumentalisation au niveau politique comme une forme de blanchiment ?

12

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : À propos de la généalogie du terme de métissage, comme le montre Laura Catelli dans son ouvrage Arqueología del mestizaje : colonialismo y racialización en Iberoamérica (2010), le terme apparaît d’abord au Brésil (miscigenação) au XIXe siècle. Jusqu’à cette date, on avait seulement des adjectifs, mestizo et mestiza, et les différents termes liés à ce que l’on appelait pendant la colonisation, surtout au XVIIIe siècle, les castes.

13

Luis MARTINEZ ANDRADE : Il est également important de se pencher sur les propos de Jean-Loup Amselle autour du métissage, mais aussi sur le livre de Serge Gruzinsky La Pensée métisse. Il aborde la différence entre hybridité et métissage dans les deuxième et troisième chapitres de son livre. À mon avis, une distinction analytique est importante ici : le métissage est une entreprise coloniale et un outil européen pour coloniser les autochtones. Il ne s’agissait pas d’une ouverture culturelle. Alors que l’hybridité est autre chose, un brassage au sein d’une même culture. L’une des grandes thèses de certains penseurs décoloniaux est que la modernité commence au XVIe siècle. Dans cette perspective, le métissage est un phénomène moderne.

14

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Oui, c’est un phénomène moderne. Le métissage en tant que phénomène appartient à toute l’humanité, mais comme tu viens de le dire, Luis, à partir de la Conquête, nous avons affaire à une fixation ou cristallisation du phénomène, qui lui donne une nature qu’il n’avait pas jusqu’alors. Jean-Loup Amselle, l’avait noté, le métissage est un phénomène constant dans les sociétés, ce qui est nouveau c’est le processus de cristallisation qui se produit avec la Conquête, au moment où l’idée de « race », avec une valeur différente de celle qu’elle aura pendant la période moderne, elle aussi, « prend ».

15

Luis MARTINEZ ANDRADE : Mais comme le souligne également Gruzinsky, en suivant les travaux de Carmen Bernard, à l’origine, la notion de métis se réfère, non pas au mélange biologique, mais à un choix politique. Les « métis » sont les chrétiens qui ont préféré s’allier aux musulmans contre le roi Rodrigo.

16

Lorena GRIGOLETTO : Cet aspect épistémologique est très intéressant, mais en même temps compliqué ; car il est difficile de préserver la plurivocité du terme. D’une part, nous abordons le terme de métissage à partir d’un contexte linguistique précis, en soulignant son étymologie, d’autre part, nous sommes confrontés à sa déclinaison conceptuelle. Et, comme Claude vient de le dire, nous assistons aussi à une sorte de substantivation du terme métissage. C’est le nom métissage, plus que l’adjectif métis, qui explique cette conceptualisation, cette transformation profonde et moderne. Et ce qui est également très important, c’est que l’histoire de ce processus de conceptualisation coïncide avec une esthétisation progressive du terme (en fait, le concept de métissage est pleinement intégré dans les études artistiques et esthétiques).
Cela nous ramène à la question du futurisme que vous avez évoquée. D’une certaine manière, je vois, dans l’opération de Vasconcelos, la même tension que dans les avant-gardes, telles que le futurisme ou le dadaïsme, pour briser le lien entre le signifié et le signifiant. La Raza Cósmica est un texte issu des années vingt. En ce sens, s’il soulève de nombreuses questions sans réponse, c’est-à-dire qu’il est indubitablement problématique, il contient également des éléments caractéristiques de cette esthétisation moderne du métissage, dans laquelle le terme « race » devient un signifiant régulièrement utilisé pour désigner un large éventail de phénomènes. Il s’agit, donc, d’un « signifiant flottant », comme le définit Stuart Hall, toujours impliqué dans un processus de re-signification, et donc fondamentalement « extra-discursif » en dehors, d’une certaine manière, du discours colonial.
Il s’agit sans doute d’un texte problématique, mais je crois qu’il hérite exactement de ces caractéristiques de l’avant-garde. C’est-à-dire le fait de déconnecter le signifiant du signifié et de le remettre en jeu, dans un jeu en quelque sorte nouveau. D’autre part, j’y vois une tentative d’utiliser le terme « mestizaje » (à travers la formule du « métissage cosmique ») en le déconnectant d’une signification spécifique, pour construire des réalités qui vont donc au-delà de sa signification particulière et coloniale.
Il me semble donc intéressant de noter que nous avons affaire à deux processus linguistiques qui renvoient à deux projets politiques et culturels différents : d’une part, un processus de substantivation, qui renvoie de manière plus ou moins critique au problème de l’essentialisation, et, d’autre part, un processus lié à la variation du terme dans sa dimension de signifiant, à réaliser encore et encore d’une manière différente.

17

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Mais précisément, lorsque le terme de métissage est apparu au Brésil, à la fin du XIXe siècle, nous n’étions pas encore dans le contexte réel de la diffusion de l’idéologie afférente. À la fin du XIXe siècle, les théories de la dégénérescence, appliquées aux indigènes, avaient favorisé la diffusion de perspectives dans lesquelles la race, dite « inférieure », des indigènes, devait s’éteindre, naturellement, ou non. Peu de pays menèrent des guerres d’extermination comme la Campagne du Désert de 1878 et 1885, au cours de laquelle l’armée argentine élimina beaucoup de peuples autochtones en Patagonie. C’est parce que la plupart renoncèrent au génocide, que dans les années vingt, l’idée du métissage-blanchiment, fusion dans laquelle disparaissait la part indigène dégénérée, put apparaître pour de nombreux États comme la solution.

18

Luis MARTINEZ ANDRADE : Je suis d’accord, mais je pense que quelqu’un comme Gruzinsky ne le nie pas. Il s’appuie sur les récits et les blessures des chroniqueurs qui racontent la destruction de villes entières. Et un autre débat est la critique pertinente de Daniel Bensaïd vis-à-vis d’Alexis Nouss, qui s’est penché depuis des années sur la problématique de l’exilé (2015, 2021) : quelle est la traduction politique du métissage si l’on ne veut pas en rester à un niveau rhétorique ? Il aborde cette question dans sa postface au livre de Nouss, Plaidoyer pour un monde métis (2005). Bensaïd se réfère à la réponse de Margarite Duras à la question « de quoi la gauche s’occupera-t-elle après la chute du mur de Berlin ? » Elle a répondu : « la lutte des classes ». Nous nous trouvons dans une impasse, que ce soit chez les penseurs postcoloniaux ou décoloniaux, lorsque nous essayons de trouver une traduction politique à cette problématique. Chez Gruzinsky, le métissage prend des allures baroques. Mais il ne propose pas de sortie ou d’horizon pour traduire cette question du métissage au niveau politique.

19 Abbed KANOOR : En vous écoutant, je pensais à un aspect assez présent dans le livre de Gruzinsky : l’aspect esthétique (et pas forcément esthétisant) du métissage. Ici, je comprends l’esthétique non pas au sens strict de la Schönheitstheorie mais au sens large d’αἴσθησις, la sensibilité perceptive et surtout la dimension mimétique. Deux mondes se rencontrent non pas à leurs noyaux, mais à leurs bords dans l’image, dans l’imaginaire et dans la représentation. Gruzinsky a consacré un chapitre entier (Le langage des grotesques et glyphes) aux grotesques. Il aborde également en détail la superposition du plan imaginaire de la ville de Cholula avec la cartographie coloniale. Le point le plus important est que le métissage, avant d’être un concept, est un phénomène. En d’autres termes, une approche phénoménologique du métissage n’en dit pas moins qu’une approche purement (dé)coloniale. Nous avons affaire à un champ d’expérience pour lequel nous n’avons pas encore de concept. Métissage désigne ce champ. Il s’agit plus d’une situation que d’une politique. Et c’est là qu’il faut voir les tensions existantes, où tout n’est pas « vision du vaincu ». On peut se demander : est-ce qu’on est vraiment devenu chrétien ou plutôt a-t-on adopté, avalé et transformé le christianisme ? Et pas seulement dans la réception des dogmes, mais surtout dans le spectre et l’éventail des articulations, des rites et des expressions de la foi, ainsi que dans la projection d’images sur l’apocalypse. Même les missionnaires chrétiens sur place, bien qu’agents du pouvoir colonial, étaient vigilants face à la dynamique dévastatrice et transformatrice du métissage comme champ de bataille pour les autochtones face à l’Empire. L’introduction de la danse dans les cérémonies religieuses, ou l’esthétique métisse de Sainte Marie, étaient loin de l’orthodoxie souhaitée.

20

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Cela montre, comme l’a dit Lorena, la dynamique différente et l’ampleur que prend le métissage dans les différentes situations spatio-temporelles en Amérique latine.

21

Luis MARTINEZ ANDRADE : On voit aussi cette anthropophagie culturelle du métissage lorsque l’ordre franciscain est introduit au Mexique. Les franciscains ne disposaient pas pour leurs vêtements des couleurs qu’ils avaient en Europe. Elles ont donc été remplacées par des teintures et ce sont plutôt les franciscains qui se sont assimilés à ce niveau. Ils utilisaient les couleurs que les autochtones utilisaient pour représenter leurs dieux. C’était un syncrétisme de couleurs, d’images, de danses et de musique, où les Aztèques se sont imposés face au nouvel ordre. On peut voir comment cela s’est reflété chez Bartolomé de las Casas (1484-1566) et a inspiré plus tard la « théologie de la libération ».

22

Lorena GRIGOLETTO : Il est toutefois difficile de s’y retrouver, car non seulement la notion de métissage est surchargée, mais il existe également un chevauchement entre la question du mestizaje et celle du syncrétisme. Les deux se réfèrent à deux domaines différents, bien qu’elles soient proches dans la perspective qui se dessine depuis les années quatre-vingt-dix. Cependant, il conviendrait peut-être de tracer une ligne de démarcation plus nette entre ces deux « concepts ». Je parle de ce qui a été dit sur le processus de conceptualisation du terme, ainsi que sur son instrumentalisation politique ou sur le fait qu’il constitue une catégorie utile pour la critique décoloniale. D’autre part, la réflexion sur le métissage, en particulier dans le contexte des images, nous confronte à un processus de renversement de la perspective. Le métissage renvoie ici à un processus irréversible. Cela invalide toute tentative de discours de la « pureté ». On ne peut pas nier l’histoire violente du métissage, mais on peut aussi y voir une réciprocité ; en effet, des deux côtés (colonisateurs et colonisés) on a affaire à des configurations nouvelles. Ce qu’on appelle, en suivant Gruzinsky, la « colonisation de l’imaginaire », si l’on accepte ce renversement de perspective sur la notion de « métissage », est d’une certaine façon aussi une étape dans un mouvement permanent de reconfiguration de l’imaginaire, qui implique toujours l’interaction entre la langue et l’image, le travail de traduction entre l’image et les mots, ainsi qu’entre différentes langues. C’est le cas, par exemple, de la traduction entre l’écriture alphabétique et le glyphos des peuples mésoaméricains. C’est-à-dire comment la religion chrétienne est recréée dans un imaginaire différent, dans une langue différente, c’est-à-dire dans un appareil symbolique et imaginatif complètement autre, comme c’est le cas dans cette traduction. La manière dont cette « guerre des images » se déroule, pour reprendre les mots de Gruzinsky, est un aspect à ne pas sous-estimer.

23 Abbed KANOOR : Cela rejoint ce que Laplantine et Nouss disent dans une perspective anthropologique : le métissage a toujours existé. Le multiple précède l’un. Ou, comme le dit Montaigne, « un honnête homme, c’est un homme mêlé ». Les identités nationales ou les cartes géographiques recadrent et recoupent les réseaux du métissage. La Méditerranée et toutes les cultures qui l’entourent le montrent clairement. Pourtant, dans ce contexte historique, nous avons affaire en Amérique au métissage par excellence. Cela pèse sur le discours sur le métissage.

24

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Ce que Luis a dit de l’évangélisation au Mexique, où l’on s’est appuyé sur les caractéristiques d’une autre culture pour imposer les siens, n’a pas d’équivalent au Pérou. Là-bas, une évangélisation très violente a eu lieu dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Et même si les colons s’appuyèrent sur certaines structures sociales précolombiennes pour exercer leur domination, les processus de ce que l’on appela « l’éradication de l’idolâtrie » étaient très éloignés du métissage culturel.
Cela nous renvoie à ce qu’écrit d’important Laura Catelli, dans son dernier livre sur la question : le métissage commence comme une violence de sangre. Il y a les viols systématiques de la Conquête, mais aussi la généralisation de la prostitution des femmes indigène. Et également, comme le décrit Laura Catelli, la volonté d’en finir avec les grandes lignées d’Incas, grâce aux mariages, parfois forcés, d’aristocrates indigènes et d’Espagnols, ce qui mettait à mal le système d’héritage.

25

Luis MARTINEZ ANDRADE : Nous devons considérer un aspect que Gruzinsky et Bolívar Echeverría (1941-2010) mobilisent : la question de comment « survivre ». Plus concrètement, lorsque les Européens sont arrivés en Amérique, pas seulement dans les Andes, mais aussi au Brésil, tous ces conquistadors voulaient également survivre. Ils ont donc contracté des mariages mixtes. Rita Segato aborde, dans cette perspective, la question du patriarcat colonial. D’un autre côté, les indigènes aussi voulaient survivre. Ils ont adopté le christianisme, subi l’évangélisation et se sont soumis au mariage et au concubinage, pour survivre. Nous avons ici affaire à l’ethos baroque dont parle Echeverría. La communication devient, elle aussi, baroque. Elle est une stratégie de survie, car si l’autochtone dit « non », il est tué. Je vais vous donner un exemple concret. Pour les Européens, il est généralement difficile de comprendre pourquoi au Mexique, en Bolivie et au Pérou, on ne dit jamais « non » à une offre, même si on sait qu’on ne pourra pas l’honorer. L’indigène a une position subalterne, en vertu de laquelle un « non » a toujours eu des conséquences. Il ne s’agissait jamais d’un simple « non ». Echeverría montre que l’indigène devait toujours jouer avec l’aspect communicatif. Comme nous le voyons, nous n’avions donc pas seulement deux possibilités : l’ouverture, c’est-à-dire la rencontre culturelle, ou la violence. Nous avions aussi des stratégies de survie. Il faudrait consacrer des études aux stratégies de survie après la Conquista.

26

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Je suis d’accord. Le problème, c’est que la notion de métissage est très fluctuante. Très vite, on glisse d’une définition à l’autre.

27

Luis MARTINEZ ANDRADE : Oui, il faut faire des distinctions, par exemple, entre syncrétisme et juxtaposition. Et il faut ajouter que souvent, on n’arrive pas à un consensus, comme dans l’église baroque.

28

Lorena GRIGOLETTO : Oui, la superposition des différentes nuances est remarquable dans le métissage. D’un côté, on a une richesse, car sous le concept de métissage on peut regrouper différentes questions. De l’autre, nous avons un contexte historique et socioculturel précis qui nous empêche d’utiliser ce terme de manière neutre. Mais il ne faut pas oublier que la réflexion sur le métissage peut avoir, ou a déjà, son point de départ dans la situation actuelle et contemporaine, avec ses propres exigences. Il est même nécessaire de repenser le métissage, car notre époque a besoin de concepts flottants, capables de regrouper des questions à un niveau transdisciplinaire, des questions qui n’auraient pas de base commune sans les concepts multidimensionnels, tels que le métissage. Une autre possibilité consiste à chercher le point commun de ces aspects dans un concept moins chargé, comme cela a déjà été le cas dans l’histoire des concepts. Ou bien à rompre avec un concept tout en admettant sa richesse et son ambiguïté. Sinon, il faut toujours mettre en avant les particularités de son contexte historique et vécu. En ce sens, il y a aussi toute une constellation autour du métissage dans l’histoire de l’art, qui est liée de manière intéressante à la thématique de la domination. Quand on parle du mélange dans l’art, souvent influencé par le monde des plantes et de leurs croisements, on voit un aspect de l’expansion par la domination : la domination sur la nature et le corps. Il est difficile de détacher la culture « métisse » de cette domination, pas seulement dans le contexte culturel en Amérique, mais aussi dans d’autres perspectives épistémologiques possibles.

29

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : On pourrait ajouter qu’il s’agit aussi d’exploitation et pas seulement de domination. Le vocabulaire du métissage, inspiré du monde biologique, le métissage des troupeaux, est un dispositif moderne – pour reprendre le langage de Foucault – de biopolitique ; on y domestique non seulement des animaux, mais aussi des populations.

30

Luis MARTINEZ ANDRADE : Domination et résistance en même temps. Nous avons toujours eu cette tension.

31

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Oui, la domination et la résistance à la fois. Entre la métropole et les colonies, mais aussi au sein de la métropole. Car le moment de la conquête de l’Amérique est aussi celui des conquêtes nationales et de la disparition des cultures régionales. J’appartiens moi-même à une région (la Provence) dont la culture a été presque détruite dans le cadre du processus national. Il n’y a plus de culture provençale. Il n’y a plus que des monuments.

32 Abbed KANOOR : Il est important de voir que la domination a parfois été un processus d’acculturation réciproque, accompagné de résistance, d’anthropophagie, de stratégies de survie, d’adaptation et de transformation. Nous devons également être attentifs aux critiques adressées aux penseurs décoloniaux : « En fin de compte, ce n’est pas l’autochtone qui parle, mais les universitaires qui parlent à sa place ». Souvent, nous ne parlons pas aux indigènes, mais aux universitaires métis, qui s’appuient sur un langage conceptuel qui n’est pas issu de la « culture » ou la « tradition » indigène. Parler au nom des autochtones et représenter les autochtones est un aspect qui doit également être abordé. Nous pourrions revenir un peu en arrière et poser à nouveau la question du métissage : est-il possible de voir le métissage comme un topos d’expérience, comme un lieu où des significations différentes et hétérogènes sont entremêlées ? Pourrait-on parler du métissage comme d’un topos de l’émergence de quelque chose de tellement nouveau, que nos appareils conceptuels n’y sont pas préparés et que nous devons procéder à un véritable bouleversement ? Est-il possible de considérer le métissage comme un champ d’expérience qui revendique de nouvelles formes d’expression ? De toute évidence, il faut ici se confronter à la difficile tâche d’établir des distinctions : entre métis et hybride, entre adaptation et adoption, entre bricolage et métissage, entre métissage et syncrétisme. Et, ici, on n’est pas sans points de repère. Par exemple, dans le bricolage et la synthèse, on a la possibilité de faire des choix. Alors que le métissage n’est pas le résultat d’un choix, d’une synthèse active, mais plutôt quelque chose de symbiotique. Deux bords sont tissés ensemble. Pas même entremêlés comme dans le discours du « melting pot » ; il s’agit d’un tissage au sens figuré. Une lente approche dans un nouveau champ, où s’exerce une tension mimétique entre l’adversaire, l’interlocuteur, le vaincu, le dominé. Dans ce contexte, malgré tous les problèmes, il est toujours possible de rethématiser le métissage. Face aux modèles multiculturels des cultures comme espaces juxtaposés et aux tentatives transculturelles, nous avons des sujets dont les vécus restent en dehors, à la marge et entre ces modèles. Nous devons prendre au sérieux le lieu à partir duquel ce sujet revendique une pensée et un langage, au lieu de le réduire à des modèles politico-culturels préfabriqués. En ce sens, le métissage est davantage un champ d’étude et un espace d’expression qu’une politique appliquée. Face à la rhétorique culturelle de l’Amérique du Nord, lieu de naissance du multiculturalisme, le métissage est un concept-clé sud-américain.

33

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Il faut le voir dans ce contexte, dans sa relation avec l’indigénéité. C’est dans cette relation que l’on peut mieux comprendre le métissage. Et aussi la faille entre la réalité du métissage et les discours sur le métissage. José Maria Arguedas (1911-1969) a fait quelque chose de très intéressant dans son roman Todas las Sangres (1964) (traduit en français Tous sangs mêlés). Le héros est en effet un indigène qui se considère comme métis.

34

Luis MARTINEZ ANDRADE : Mais quelques décennies plus tôt, c’était le Brésilien Mário de Andrade (1893-1945) et son roman Macunaima (1928). Le protagoniste ici est également un métis. Il ne se trouve ni chez les indigènes ni dans la culture des colonisateurs. Il est suspendu dans un entre-deux.

35

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : On pourrait dire que ce sont les vrais métis indigènes qui ont préexisté au discours sur le métissage et à l’alternative politique métisse. Ils sont l’alternative au métissage politique blanc et blanchissant. Dans ces œuvres littéraires d’Arguedas et d’Andrade, les personnages indigènes ne sont pas des êtres rattachés à un passé et à une ancestralité comme c’est habituellement le cas. Ils sont indigènes, mais contemporains d’une modernité.

36

Luis MARTINEZ ANDRADE : Dans les années vingt, il s’est passé au Brésil la même chose qu’au Mexique et au Pérou. Alors qu’au Brésil des années soixante et sous la dictature militaire, le métissage était plutôt un discours de la révolution et des modernistes. La bossa nova, par exemple, était vécue comme une résistance à la dictature militaire. Comme nous le voyons ici, contrairement au contexte hispanophone, nous avons eu affaire à une autre manifestation du métissage, non pas du côté des colonisateurs, mais comme outil de résistance.

37

Lorena GRIGOLETTO : Il y a peut-être des différences radicales entre le Brésil et le reste de l’Amérique latine. La composante africaine change complètement le regard sur le métissage. Alors que le mélange des autochtones mexicains avec les colonisateurs espagnols fait partie d’un projet « politique ».

38

Luis MARTINEZ ANDRADE : Pourtant, nous avons des pays comme la Colombie ou le Pérou avec une grande population noire. Au Mexique, l’État de Guerrero (Estado Libre y Soberano de Guerrero) comptait également une majorité de Noirs. L’historiographie officielle a toutefois blanchi le récit.

39

Lorena GRIGOLETTO : En fait, je n’ai pas voulu dire qu’elle n’existe pas. Au contraire, je pense que la vision du monde des Africain.es d’Amérique du Sud est une composante qui, peut-être, ne se situe pas au même niveau que celle des indigènes. La mémoire de l’esclavage ne s’inscrit pas complètement dans un projet politique de métissage identitaire. Elle reste un peu à la marge.

40

Luis MARTINEZ ANDRADE : Au Brésil des années trente, il y avait Gilberto Freyre (1900-1987) qui a abordé le thème de la « démocratie raciale ». Le discours qui disait qu’il y avait aussi des Noirs au Brésil et qu’il fallait une démocratie inclusive. Mais la démocratie raciale était un mythe créé de toutes pièces par l’État brésilien. C’était un discours d’État. Freyre a écrit Casa-Grande & Senzala (traduit Maîtres et Esclaves en français) en 1933.

41 Abbed KANOOR : J’ai encore la dernière question à vous poser : j’ai été attiré par l’expression La pensée métisse. Je suis moi-même à la recherche de cette pensée. J’ai pris plaisir à lire Gruzinsky sur ce sujet, mais ce qui me manquait c’était la caractérisation de cette pensée. De quoi s’agit-il ? L’éventail enrichi de la sensibilité – l’horizon esthétique des métis – sont les champs d’une analyse esthético-épistémologique du métissage. Même la modification de l’imaginaire, concernant l’au-delà chrétien, introduite par les indigènes et complètement transformée, est une manifestation du métissage. On pourrait aborder d’autres exemples, comme le métissage arabo-espagnol en Andalousie ou le métissage perso-indien en Inde au XVIIe siècle. La question se pose : comment développer une pensée métisse à partir de toutes ces observations esthétiques ? Il est évident que les catégories classiques de la philosophie ne correspondent pas tout à fait à cette pensée. Et ce n’est pas un hasard si « entre », « avec », « entre-deux » et d’autres articulations sont thématisées dans ce contexte. Qu’en pensez-vous ? Est-ce un sujet pertinent de s’interroger sur la forme de la pensée métisse ? Quelle serait la forme de cette pensée ?

42

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Je pense que c’est une bonne question. Car elle nous ramène à ce qui a été mis de côté par l’arrogance occidentale : existe-t-il d’autres pensées que les philosophies développées en Europe ? Pendant longtemps, la réponse a été non. C’était seulement en Europe que l’on « pensait ». Ici et là, on parlait très vaguement de la pensée, par exemple en Chine. Mais globalement, la pensée digne du nom de rationalité, était considérée comme un héritage européen. La question des modalités d’avenir de la pensée métisse nous ramène, comme l’a dit Enrique Dussel, aux catégories issues de la « réhabilitation » de la pensée indigène, de la philosophie mexicaine et des philosophies andines. J’ai lu récemment un auteur qui s’appelle Josef Estermann, un jésuite si je ne me trompe pas, qui a réfléchi sur les catégories de la pensée andine. Je pense que la pensée métisse est une pensée qui tiendra compte de l’architecture différente des philosophies qui ont existé et qui existent encore en Amérique latine. Il s’agit de faire apparaître, par exemple dans la pensée indigène, l’importance de la réciprocité, aussi bien dans la pratique que dans la pensée. L’importance de l’ambivalence, de ce qui n’est pas un dualisme, mais une forme de dualité. Je dirais que nous avons vraiment besoin de cela, car nous sommes dans une crise d’épuisement de nos modèles philosophiques.

43

Lorena GRIGOLETTO : Je suis d’accord et je pense que cette orientation vers l’avenir de la pensée métisse rend sa thématisation pertinente, malgré les problèmes liés à son histoire. La question des modes de la pensée métisse est d’une grande actualité, surtout dans notre situation politique. Même en ce qui concerne Vasconcelos et son livre La Raza Cósmica (1925), ce qui m’intéresse dans ces années-là, malgré tous les aspects problématiques et les réserves, c’est la nécessité ressentie de repenser la pensée. Non seulement dans l’ordre de ses objets, mais aussi en ce qui concerne la manière de penser, son langage, ses catégories, ses paradigmes ; que signifie penser en dehors et au-delà des catégories de la pensée occidentale ? Qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-ce que la pensée ? En ce sens, c’est dans une perspective épistémologique que la question du métissage est apparue dans ce contexte. Ces questions sont inévitables si nous prenons au sérieux la pensée métisse. Il y avait là une forte intention d’aller au-delà des catégories classiques de la pensée canonique occidentale et de trouver une nouvelle manière et un nouveau langage pour la pensée. C’est une question épistémologique sérieuse qui se pose avec le métissage. La pensée métisse a une force qui vient d’une exigence très fortement ressentie de dépassement et de pluralité des épistémologies. Entre la fin des années 1800 et le début des années 1900, la présence de notions liées à la dimension musicale, correspondait à une exigence de repenser la pensée à partir d’autres notions. L’harmonie, le rythme et tout le vocabulaire lié au répertoire musical qui réintroduisent avec force – même avec la force des images – la question de l’altérité, montrent la nécessité de thématiser ce qui se situe avant ou après le logos occidental. Je vois la force de cette formule « pensée métisse » sur la même ligne.

44

Luis MARTINEZ ANDRADE : Je suis d’accord avec ce que propose Alexis Nouss à la suite d’autres penseurs, à savoir « la pensée frontalière ». Je pense que Nouss, Gruzinsky et même Walter Mignolo sont tous d’accord sur la pertinence de cette forme de pensée. Penser à partir de l’oubli, repenser le mode de communication, penser dans différentes langues, penser au niveau du registre littéraire. Les langues vernaculaires, comme le portugais de la rue face au portugais officiel. L’écart entre la langue quechua et l’espagnole. Le mélange de l’anglais et de l’espagnol. Je me risquerais donc à formuler une hypothèse selon laquelle la pensée métisse ne séduira peut-être jamais l’écriture académique ou la rhétorique classique, mais plutôt la forme de l’essai (ensayo), qui sera la véritable prose de la pensée métisse. Il est intéressant de se pencher sur l’histoire de l’essai, dont la naissance est contemporaine de la « découverte » de l’Amérique. La parution de l’ouvrage de Montaigne, Les Essais, en 1572, intervient quelques décennies seulement après la chute de Tenochtitlán, capitale de l’empire aztèque (1521). Gruzinsky souligne le rôle de la fable à cette époque, comme champ de la pensée métisse. Pour ma part, je mettrais plutôt l’accent sur l’essai comme véritable écriture de la pensée métisse. On peut continuer à combiner rigueur historique, fantaisie, narration et rythme, comme le disait Lorena.

45

Claudia BOURGUIGNON-ROUGIER : Oui, ce sont les formes d’écriture que le discours « scientifique » de l’université nous interdit.

46

Luis MARTINEZ ANDRADE : Les meilleurs penseurs d’Amérique latine étaient des essayistes comme le Péruvien José Carlos Mariátegui.

47

Lorena GRIGOLETTO : Merci d’avoir abordé ce sujet. En effet, je trouve l’essai très important en tant que forme d’expression de la pensée métisse. J’aimerais ajouter qu’au début des années 1900, il y a une revendication des formes d’expression de la pensée contre la systématicité de la philosophie comme forme principale de la pensée occidentale. Il y avait donc une diffusion de la réflexion sur la forme expressive de l’essai comme le lieu d’une nouvelle pensée, qui ne se laisse pas conformer à la normativité de la pensée occidentale. Revenir sur l’histoire des essais, et en particulier sur l’essai d’identité, est donc à la fois inspirant pour la pensée métisse et pour une nouvelle réflexion sur la colonisation. L’essai est peut-être l’instrument même qui permet de bouleverser la narration coloniale, à savoir les chroniques coloniales : il s’agit de l’essai en tant que « forme » de renversement de la chronique coloniale.