Le philosophe et l’enfant du Capital (ceci n’est pas une fable)

Avertissement : ce texte est un prolongement de la conférence donnée en novembre 2023 dans le cadre du séminaire L’expérience de l’enseignement : approches pratiques et théoriques, à l’invitation de Rémy David, que nous ne remercierons jamais assez pour cela.

Introduction

1 La période contemporaine n’est nullement marquée par une « fin [heureuse] de l’histoire », comme avaient essayé de le faire croire certains penseurs néolibéraux après la chute du Bloc de l’Est en 1989-1991 [1]. Au contraire, la montée en puissance de phénomènes inquiétants semble s’accélérer à l’échelle de l’humanité : crise anthropocénique, hégémonie capitaliste et extractiviste, ethno-nationalismes et pathologies identitaires, conflits militaires, populismes, illibéralismes et « sortie de la démocratie [2] », etc. Face à ces dégradations, dont certaines ouvrent vers de graves atteintes à l’intégrité de l’humanité, la philosophie de l’éducation ne peut plus se contenter de répéter mécaniquement le slogan arendtien de la « conservation du monde », et l’enseignement ne peut plus se satisfaire d’une conception voulant qu’il s’agisse, par le savoir, d’insérer la jeunesse « dans le monde tel qu’il est [3]. » De même, définir prioritairement les éducateurs comme « représentants d’un monde » (ibid.), c’est les cantonner à pratiquer – et à diffuser – l’inaction climatique, sociale, politique, en oubliant qu’Arendt, pour sa part, n’avait pas confondu « le monde » (anthropologique) et « l’ordre du monde » (politique).

2 C’est pourquoi, l’enseignement de la philosophie, de même que les autres interventions d’éducation et d’instruction, doivent plutôt, selon nous, réfléchir à des approches telles que celle de « l’intellectuel transformateur [4] », de la praxis critique [5] ou encore de « l’intellectuel spécifique [6] », afin d’assumer une fonction politique liée à un projet démocratique, écologique et social de transformation du monde par inversion des lourdes tendances évoqués supra[7]. Autant dire que le professeur et la professeure de philosophie ont des responsabilités politiques et éthiques à assumer, et que leur enseignement ne saurait négliger l’urgence d’une philosophie pratique, non réductible à un contrôle de connaissances sur l’histoire des idées – est pratique ce qui relève d’un choix, d’un engagement en contexte.

3 Toutefois, au lieu de suivre ici la piste de la transformation du monde et donc de nous soucier du monde à bâtir, nous allons plutôt regarder en direction de la jeunesse, suivant en cela le conseil de Meirieu : « à la question : «quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? » – question qui reste plus que jamais d’actualité -, il est urgent d’en ajouter aujourd’hui une autre : «quels enfants allons-nous laisser au monde ? [8] ». Trop souvent, en effet, les études sur le système scolaire français dénoncent (légitimement) les liens entre celui-ci et la domination sociale, ainsi que la dureté de la compétition imposée par la hiérarchisation des diplômes. C’est typiquement ce qu’exprimait ce mot de Deleuze en 1972 : « si les petits enfants arrivaient à faire entendre leurs protestations dans une maternelle, ou même simplement leurs questions, ça suffirait à faire une explosion dans l’ensemble du système de l’enseignement [9]. » Nous proposons ici de suspendre ces critiques en considérant que les enfants ne sont pas simplement des objets captifs de l’emprise de la gouvernementalité néolibérale décrite par Foucault – oublier qu’ils sont aussi des sujets néolibéraux, subjectivés par les normes dominantes et porteurs eux-mêmes d’éléments relevant de la culture capitaliste, reviendrait à mal lire celui-ci. Nous devons donc nous préoccuper aussi de savoir quels enfants nous laissons au monde… Qui sont, que sont les enfants du Capital et comment l’enseignement de la philosophie peut-il essayer d’en finir avec eux ?

Une question dépolitisée

4 La question de l’enfance dans les sociétés occidentales contemporaines est souvent abordée dans les débats sur l’éducation [10], mais elle y est plutôt traitée de façon apparemment dépolitisée, sans interpellation des structures de la domination, autrement dit de façon non critique ou faussement critique. Nous pouvons donner deux exemples d’approches se déployant comme si les sociétés n’étaient pas sous l’emprise des normes capitalistes : une critique pédopsychiatrique de l’enfant précocement doté du « pouvoir de choisir [11] » et une critique philosophico-historique de l’enfant comme individu délié[12]. Ces analyses ne manquent généralement pas de pertinence, mais elles occultent, selon nous, la marque essentielle que le Capital laisse sur l’enfance.

La critique de l’enfant-roi et de l’enfant chef de famille

5 Le premier exemple d’approche de l’enfant occidental contemporain est emprunté aux travaux du pédopsychiatre Daniel Marcelli. Celui-ci, non sans raison, analyse les comportements ordinaires des enfants comme le résultat d’une éducation exagérément, et trop précocement, basée sur l’idée que l’autonomie et la liberté de choix sont les deux prérogatives inaliénables de l’individu contemporain. Offrir le choix aux enfants serait donc devenu la formule générique de l’éducation parentale et sociale, ce qui heurte évidemment la vie scolaire, plutôt faite de règles non négociables (programmes, horaires, injonctions professorales, normes épistémiques, règlements…). La vie sociale et la vie familiale elles-mêmes souffriraient de ce statut d’individu choisissant accordé par principe au tout jeune enfant. Que veux-tu manger ? Comment veux-tu t’habiller ? Quel cadeau veux-tu ? Que veux-tu faire aujourd’hui ? Tu préfères le sirop de grenadine ou le sirop de pêche ? Autant de questions quotidiennes se voulant bienveillantes, respectueuses de l’enfant comme personne et pleinement «positives» (au sens de l’» éducation positive» propre à une parentalité saine), mais qui, selon Marcelli, laissent entendre qu’il serait possible de tout choisir, ou plutôt de choisir de tout.

6 Or, il faut, selon lui, se garder de la confusion ainsi faite entre besoins et désirs. Répondre aux besoins vitaux de l’enfant est bien un devoir éducatif, mais faire de ses désirs la loi de son épanouissement ne va pas sans dommages ni embûches : formation d’une personnalité capricieuse et instable, rapport déséquilibré et instrumental à la réalité et aux autres, intolérance émotionnelle à la frustration, narcissisme et égoïsme, dérégulation du rapport à l’adulte, etc. Il s’ensuit des situations désormais bien connues : négociations et chantages entre adultes et enfants, crises de colère des uns et des autres, insatisfaction du désir (qui jamais ne s’apaise dans la consommation, mais s’en nourrit plutôt), incapacité des enfants à s’adapter à la réalité quand celle-ci leur dit «non», perturbation de la vie familiale et sociale par l’agitation enfantine, etc.

7 Ces constats, auxquels nous ne dénions pas une certaine pertinence, décrivent un enfant-tyran, paradoxalement tyrannisé lui-même par l’errance de ses propres désirs et condamné à l’instabilité et à l’insatisfaction. De fait, selon Marcelli, non seulement il n’est ni réaliste, ni éducatif de laisser croire à l’enfant qu’il pourrait presque tout le temps choisir librement (on ne peut pas tout choisir), mais encore il faut poser clairement que choisir s’apprend (il n’est pas aisé de choisir, c’est même un problème de philosophie pratique que les adultes ont du mal à traiter). Il s’ensuit que le rôle éducatif de l’adulte doit être rappelé : il consiste à limiter le désir, pour permettre au sujet de fortifier véritablement son autonomie en maîtrisant ses appétits, impulsions, caprices, emballements. Ceux-ci doivent être dirigés et non pas être des puissances dirigeantes. L’adulte est donc celui qui explique que la phrase «mange tes légumes » n’est ni une question, ni une invitation à choisir son menu. Il est celui qui sait dire non en donnant clairement ses raisons. Or, dans bien des situations, dire non occasionne un risque de crise que bien des adultes ne veulent pas encourir, tant il est fatiguant, culpabilisant et désagréable d’avoir à affronter ses enfants, surtout si on n’a pas « gardé les rênes » de la relation éducative, et si la place et la présence de l’adulte ne sont pas clairement calibrées. En résumé : à un soi-disant épanouissement par le désir et l’autonomie précoce, il faut substituer une pédagogie de la liberté, incluant une « pédagogie de l’apprentissage du choix [13]», dans laquelle l’attention au bien-être enfantin trouve sa juste place, accompagnée du dialogue rationnel et d’une présence rassurante, protégeant l’enfant de lui-même, c’est-à-dire de ce tyran potentiel et pulsionnel qu’il est censé abriter.

8 Insistons sur ceci : nous ne contestons pas la pertinence relative de cette approche mais nous lui reprochons deux choses : primo, elle développe une analyse aisément culpabilisante pour les parents, comme s’ils étaient les seuls responsables de l’état éducatif du monde social, sans que des méga-facteurs exercent leur forte influence par pression sociale ; secundo, elle fonctionne souvent, dans les faits, en occultant ces méga-facteurs, au premier rang desquels nous plaçons les normes néolibérales de la consommation et de l’individualisme. Car cet enfant capricieux, jouisseur compulsif, irrespectueux de la réalité et esclave de l’errance de ses désirs, n’est-il pas, finalement, conforme au modèle de l’individu égotiste propre à la mentalité de l’hyper-capitalisme ? N’y a-t-il pas là une trumpisation de l’enfance [14] ? Ne faut-il pas replacer les constats de ce type de pédopsychiatrie dans le cadre d’analyses politiques, sociologiques et historiques plus complètes ?

Gauchet et la critique de l’individualisme

9 C’est, pour l’essentiel, ce que propose Marcel Gauchet dans son travail sur le retournement culturel, voulant que l’individu contemporain autonome entraverait paradoxalement l’organisation politico-sociale (la démocratie des « droits de l’homme ») l’ayant fait advenir. C’est le fameux thème de « la démocratie contre elle-même [15] ». Les analyses de Gauchet proposent, elles aussi, par deux « essais de psychologie contemporaine », d’analyser les pathologies identitaires de l’individu postmoderne en fonction d’une forme de crise de la socialisation familiale liée à la « désinstitutionalisation de la famille [16] ». Selon l’auteur, la lame de fond de l’individualisme, en emportant la famille, ravagerait aussi les conditions générales de l’éducation et déstabiliserait l’action scolaire elle-même. « L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société […] en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité [17]. »

10 Ainsi, si l’entreprise éducative rencontre des difficultés de principe inédites et croissantes au sein des sociétés démocratiques, c’est parce que la démocratie de l’individualisme est « autodestructrice. La réalité de son exercice recule avec l’avancée de ses principes. Au nom de ses valeurs suprêmes, elle sape souterrainement ses propres bases [18] ». Gauchet déplore donc que l’individu de droit soit en quelque sorte le seul principe universel de légitimité et que le collectif – avec le sens de l’obligation qui l’accompagne – s’affaissent devant « la consécration du bonheur individuel » et « l’irruption d’une culture du narcissisme [19] ». Cette « sacralisation » de l’individu porterait avec elle une incapacité de principe à éduquer les individus et à transformer leurs droits en puissance collective. En ce sens, le constat de Gauchet est sans appel :

11

Il est entendu que l’éducation a pour fin de former l’individu, de le pourvoir de moyens aussi larges que possible d’exercer une indépendance aussi complète que possible. […] Mais à partir du moment où l’on met cette indépendance au point de départ, comme si elle relevait de l’état de nature, où l’on prétend en faire le ressort même des acquisitions, on rend profondément problématique la construction culturelle de cette indépendance. […] On fabrique en fait des dépendants à prétentions d’indépendance [20].

12 Ainsi, l’éducation scolaire, construite « selon l’individu », passerait à côté des conditions de production de l’individu, car « la demande de reconnaissance de l’individu se met à jouer contre la possibilité de le former [21] ».

13 En dépit de la rationalité et de la cohérence générales du modèle dit de « la démocratie contre elle-même », nous pouvons souligner trois objections appelant à le compléter et à le reconduire vers des analyses moins mono-factorielles. Premièrement, l’individualisme que pourfend Gauchet a tout d’une réification, c’est-à-dire d’une réduction conceptuelle laissant croire en la réalité, en la consistance et en l’homogénéité de ce qui est ainsi désigné. En fait, il y a différentes versions de l’individualisme et il serait injuste de confondre en un seule entité l’individualisme « philosophique » (la capacité libératrice à se déterminer par soi-même), l’individualisme au sens éthique (le primat absolu de ses propres intérêts), l’individualisme psychologique tirant vers le narcissisme, voire vers l’égotisme, l’individuation comme genèse biologique, psychologique et sociale du sujet, au sein d’un processus interactif et toujours ouvert [22], l’individualisme méthodologique de la sociologie, etc. Les notions plus englobantes de normes sociales, de représentations collectives ou de rapports de production, permettent bien mieux d’expliquer les faits sociaux de façon différenciée que leur seule imputation aux «individus» entendus comme des êtres sans contenant collectif et sans « précédence du social », comme le dit Gauchet [23]. Deuxièmement, comme dans le cas précédent, Gauchet congédie l’histoire des formes de libéralisme, simplement évoquée en avant-propos, mais jamais présentée comme moteur des phénomènes de déliaison sociale, analysés sous le seul angle de « l’individu post-moderne ». La lutte des classes elle-même est congédiée comme facteur explicatif, grâce à sa réduction à des thèses xénophobes portées par l’extrême-droite. Gauchet parle alors des « mauvaises surprises de la lutte des classes [24] ».

14 Troisièmement, nous avançons que l’individualisme dont parle Gauchet – le fait d’avoir à choisir sa vie, à se construire, à se définir – est la condition à laquelle les individus contemporains sont condamnés par la révolution anthropologique néolibérale. En effet, nous allons voir infra que les modèles de l’individu consommateur et de l’individu entrepreneur de soi sont imposés aux sujets par les normes libérales, en un processus qui permet de comprendre les déliaisons sociales, l’effondrement des collectifs, la perte de sens civique, les pathologies et souffrances identitaires, bien mieux que ne le fait le leitmotiv anti-individualiste. On dira ici que l’individu, en ambiance hyperlibérale, est condamné à l’individualisme par un état déterminé des rapports de production et des attentes du marché, comme le montrent par exemple la clinique du travail et la philosophie sociale, surtout quand elles se focalisent sur la difficulté d’« être soi » dans un monde de compétition et d’isolement. Dans cette optique, repenser la condition des individus dans les sociétés néolibérales ne peut pas se faire sans référence à l’empreinte capitaliste sur celles-ci. Comme le dit Bourdieu, « on tend à réduire à une mise en question politique, inspirée par des préjugés ou des pulsions politiques […] ce qui est et veut être une mise en question épistémologique [25] ». Dans l’étude de l’enfance contemporaine en Occident, le focus sur la pression exercée par les normes capitalistes n’est donc pas un choix militant « anticapitaliste », mais un vecteur de compréhension scientifique. En effet, comment comprendre, par exemple, les faits et gestes des élèves en cours de philosophie en faisant abstraction du fait qu’ils vivent dans un monde néolibéral ? N’est-ce point épistémiquement impossible ?

D’autres perspectives

15 Il s’agit donc d’utiliser avec nuances les critiques – pertinentes mais incomplètes – que nous venons de mentionner. Nous devons surtout nous garder de discours purement défensifs (et souvent réactionnaires) appelant à la défense de la société contre des individus censés devenir de plus en plus « égoïstes », « ensauvagés » ou « décivilisés », quand ils ne sont pas accusés de reconstituer du collectif, mais sur un mode « communautariste ». Très rapidement, ces discours en appellent à un renforcement des contraintes et à un accroissement de la répression contre les sujets les moins dociles, comme si les plaies sociales et les comportements régressifs n’étaient pas, pour l’essentiel, la résultante des inégalités et des discriminations, ou encore les fruits malsains de la brutalité de la domination sociale. C’est pourquoi Rancière conteste le focus sur l’individu comme source présumée de la crise de l’éducation. Selon lui, sous le procès de l’individualisme se cacherait tout bonnement la vieille « haine de la démocratie », le refus patricien de reconnaître l’égalité universelle des humains et d’assumer les conséquences de cette affirmation fondatrice [26].

16 Nous allons donc proposer maintenant de parler d’éducation et d’enseignement en passant par le cadre de la philosophie des normes, plus particulièrement en nous inspirant des analyses du néolibéralisme par Foucault.

Une question foucaldienne

Le Foucault du néolibéralisme, pas celui de l’école-prison

17 Il n’y a pas de théorie de l’école chez Foucault, sauf si on réduit à tort ses travaux sur l’éducation à la dénonciation de l’école-prison propre au pouvoir disciplinaire [27]. Par contre, nous disposons, entre autres grâce aux cours Sécurité, territoire, population de 1977-1978, Naissance de la biopolitique de 1978-1979 et Du gouvernement des vivants de 1979-1980 , d’une riche boîte à outils pour décrire la formation du sujet dans le contexte surdéterminant du néolibéralisme [28]. Pour cela, Foucault présente la gouvernementalité éducative au sein de la production de l’individu néolibéral selon la norme de l’entrepreneur de soi, définition qui nécessite quelques explications [29].

18 Par le concept de gouvernementalité, Foucault décrit analytiquement une forme de pouvoir que nous pouvons relier à l’emprise capitaliste sur les sociétés. En tant qu’ensemble de « techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes [30] », la gouvernementalité n’est pas simplement une force coercitive extérieure à la population, mais constitue plutôt un réseau de relations et de normes enserrant la population de façon capillaire et immanente. En ce sens, ce pouvoir est surtout productif et éducateur : il ne se contente pas d’objectiver les individus en les forçant à l’obéissance et à la conformité sociale, mais il les subjective plutôt par l’entremise du pouvoir des normes. L’assujettissement se fait donc par subjectivation, via l’adoption, par les sujets eux-mêmes, d’un modèle humain conforme à la rationalité dominante qui, dans la phase néolibérale du capitalisme, est principalement celui de « l’entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital [31] ». La gouvernementalité néolibérale « éduque » donc les individus par et à la norme de l’entrepreneur de soi, possesseur de son propre capital humain personnalisé et apte à une adhésion de principe à la rationalité dominante de l’économie capitaliste, laquelle se présente comme « naturelle » et inaliénable.

19 Autrement dit, le pouvoir des normes est déterminant dans la fabrication des sujets néolibéraux. Comme le dit son étymologie latine (norma), la norme c’est l’équerre et par extension la règle permettant de tracer le contour des pratiques sociales conformes. Les usages courants du concept de norme sont donc porteurs d’une conception prescriptive : la norme permettrait de configurer les individus selon ce qui doit être. Ainsi conçues, les normes sont les outils d’un pouvoir immanent, disséminé et omniprésent, qui ne se contente pas de définir en négatif ce qui est interdit mais qui prescrit en positif ce qui est obligatoire pour être « normal ». Les « disciplines » dont parle Foucault ne relèvent donc pas uniquement d’une codification des usages permis par la loi, mais des normes en tant qu’instances dites « naturelles » de normation des pratiques sociales et des formes de vie.

20 Ainsi, le travail productif des normes diffuse et naturalise les conduites normées, disciplinant quotidiennement les individus, tout en les constituant en tant que sujets assujettis. Toutefois, quand Foucault écrit que « nous devenons une société essentiellement articulée sur la norme [32] », il ne faut pas comprendre que la normation (l’action d’imposer unilatéralement une norme) serait le seul vecteur d’action des normes. En fait, les instances normatrices n’agissent pas simplement de l’extérieur sur la population, mais prennent corps dans des interactions sociales et des pratiques ordinaires auxquelles contribuent de façon essentielle les individus. Une société « articulée sur la norme » n’est donc pas qu’une société étroitement et exclusivement normée ; en ambiance néolibérale, elle est plutôt une société de normalisation, entendue comme le processus ouvert et interactif par lequel se concrétise dans la société l’interaction des normes et des individus et par lequel est produite une normalité composite. La puissance active de la normalisation, en fait, précède toujours le pouvoir statique de la norme.

21 Ce jeu des normes semblerait dessiner un espace de liberté, puisque celles-ci, en transitant par les individus, pourraient toujours être modifiées par ces mêmes individus – et d’ailleurs cela peut par exemple se produire quand une nouvelle génération crée son style, son éthique, sa culture, ou rompt même carrément avec une « tradition ». C’est pourquoi, afin d’éviter les dissidences, le néolibéralisme est aussi (et surtout) un autoritarisme qui doit encadrer les comportements individuels en étendant l’empire de la réglementation. Le fait que le pouvoir des normes, par capillarité et immanence, transite par les individus, implique en contrepoids de durcir les procédures de contrôle des initiatives individuelles, afin de préserver la sécurité du système social. C’est bien ce que remarque Foucault : il faut « d’une main produire la liberté, mais ce geste même implique que, de l’autre, on établisse des limitations, des contrôles, des coercitions, des obligations appuyées sur des menaces [33] ». Ainsi, le néolibéralisme, dont l’essence même est la mise en place autoritaire de l’ordre concurrentiel du marché comme fonctionnement central des sociétés, devient une gigantesque fabrique technocratique de réglementations et d’obligations. Détruisant par principe les conditions principielles d’un contrat social sur lequel pourrait s’édifier la cohésion de la vie des citoyens, le néolibéralisme se condamne lui-même à recoudre sans arrêt une société que la confrontation universelle des intérêts particuliers et des initiatives entrepreneuriales insécurise.

22 On comprend mieux pourquoi certains foucaldiens insistent sur cette donnée anthropologique nouvelle : « l’entreprise est le nom que l’on doit donner au gouvernement de soi à l’âge néolibéral [34] ». Pour l’élève ordinaire, l’entreprise de soi est marquée par l’appropriation personnelle (« moi », « ma carrière », mes diplômes ») et s’inscrit dans un milieu de concurrence et de compétition dans lequel seuls les plus « méritants » réussiront. Le modèle de construction de soi, de réflexion et de rapport à autrui est alors celui de l’homo economicus, bien loin du « citoyen » démocratique que les politiques scolaires prétendent vouloir former. L’élève doit se faire stratège de soi, il doit « performer » constamment, s’investir, se dépasser et s’adapter en permanence, faire fructifier son capital humain et, pour ce faire, s’habituer au contrôle et à l’autocontrôle de ses compétences et de ses performances. Sa subjectivité, évidemment, s’en trouve transformée jusqu’à ce qu’il devienne lui-même une parcelle du marché mondial néolibéral. D’où la formule foucaldienne de la résistance : « sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes [35]. »

23 En conséquence, nous ne pouvons pas cantonner la critique du projet éducatif néolibéral à l’étude de la marchandisation et de la privatisation des services scolaires publics [36], mais nous devons comprendre ce projet en fonction d’une rationalité anthropologique et sociale globale, dont les effets productifs ne peuvent manquer de se faire sentir dans la formation de la subjectivité des enfants, et donc dans les conditions de l’éducation et de l’enseignement.

L’enfant du Capital

24 Qui est cet enfant du Capital, dont l’existence est dissimulée sous le leurre idéologique de la représentation de l’enfant occidental comme un sujet, c’est-à-dire comme un individu singulier, digne et choisissant (libre) ?

25 Les normes de l’économie capitaliste, dans la phase néolibérale, déploient principalement les modèles anthropologiques combinés de l’individu autocrate, de l’individu consommateur et de l’individu entrepreneur de soi. Nous allons étudier trois dimensions de cette combinaison : l’affaissement du sens du commun, le rapport à la propriété et le rapport à soi [37]. Ce faisant, nous allons recroiser la route des analyses exposées dans les travaux de Marcelli et de Gauchet, en les replaçant dans le modèle plus vaste de l’enfance du Capital. Comme le dit de façon provocatrice le chanteur et humoriste français Vlad : « les enfants sont de droite [38] » (comprendre : conformes à la rationalité néolibérale). Qu’est-ce à dire ?

26 Le premier impact des normes capitalistes sur l’enfance est la formation d’un individu autocrate, d’où découle l’affaissement du sens des obligations partagées. En effet, le néolibéralisme, tout en corsetant d’interdits tout ce qui s’oppose à sa logique et à celle des dominants, s’accommode difficilement pour lui-même des obligations juridique, éthique et politique, afférentes à la vie en société. Plus il est économiquement important, plus l’entrepreneur capitaliste est poussé à se comporter de manière infantile, tout comme l’enfant est appelé à se comporter de manière entrepreneuriale. N’obéir à personne, ne respecter aucune règle sociale sans y être contraint, ne reconnaître aucun droit à autrui, décider de tout par soi-même, sont des attitudes égoïstes très conformes au modèle néolibéral. L’enfant qui se construit selon ce modèle autocrate ne subit pas nécessairement des carences éducatives parentales ou un retournement individualiste envers la démocratie ; il est surtout pris dans le processus de subjectivation par les normes dominantes. L’enfant autocrate, futur entrepreneur de soi, est socialement formé dans l’idée que ses appétits, ses « goûts », ses envies, ses désirs, ses intérêts priment sur les règles communes, les limitations consenties de puissance et les engagements réciproques – et que là serait la condition de sa réussite et de son épanouissement. Le sens de l’obligation, qui permet l’entrée dans le monde de la responsabilité et de l’autonomie (très différent du monde de l’autocratie), n’a guère de place dans la mentalité néolibérale, ce qui ouvre vers un monde sans éthique, gouverné par le double jeu de la contrainte coercitive (plutôt à destination des dominés) et du libertarisme sans limites (plutôt réservé aux dominants). Soit : d’un côté les seuls rapports de contrainte, d’un autre côté les seuls rapports de jouissance égocentrée. Là se situe la « liberté » dont parlent les néolibéraux. Dans tous les cas, les relations de coopération, de respect, de confiance mutuelle et d’obligations partagées peinent à se construire, ce qui fragilise à l’excès la relation éducative.

27 Ce déclin de l’obligation, c’est-à-dire de l’obéissance consentie, relève de l’esprit général du néolibéralisme et explique certains traits partagés par l’infantilité néolibérale et par l’enfance néolibéralisée : la marchandisation des relations (négocier, vendre son obéissance de façade, faire payer une concession passagère, user de chantage affectif), la difficulté à gérer les émotions (notamment celles liées aux frustrations et aux contraintes) et à bâtir des relations de coopération amicale et conviviale, la résistance permanente aux régularités sociales quand celles-ci contrarient la jouissance (les horaires, les temps communs, les marques de civilité, les règles établies, etc.), l’hybris de la toute-puissance et la tendance à instrumentaliser les autres, la réticence à suivre des règles, même consenties, etc.

28 Le rapport à la propriété est le deuxième exemple de subjectivation de l’enfant en milieu néolibéral. Contrairement à ce que l’on affirme souvent en l’opposant aux différentes formes de socialismes et aux pratiques de solidarité, le capitalisme n’a jamais fait de la garantie de la propriété privée un principe inconditionnel car, de fait, il repose sur l’expropriation et la prédation, comme le montre entre autres Nancy Fraser en comparant capitalisme et cannibalisme [39]. Mais il demande tout de même aux exclus de la propriété d’adhérer à la propriété privée comme « valeur ». En effet, l’appropriation privée de biens, de richesses, de services, de lieux, d’éléments culturels, ne doit vraiment fonctionner que pour l’oligarchie. Pour le reste de la population et pour l’ensemble de la Planète, rien n’est par principe à l’abri de la marchandisation et de la privatisation propres au capitalisme.

29 C’est ainsi que les biens et les terres d’une population ou d’une communauté peuvent leur être enlevés si une logique de profit privé impose sa puissance. C’est là toute l’histoire du colonialisme et de ses avatars contemporains, notamment dans le fil de l’extractivisme : jamais le moindre espace ou bien appartenant aux dominés n’est respecté, ce qui a fondé de longue date la notion juridique de res nullius (la chose qui n’appartient à personne et qui peut être saisie sans autre forme de procès) ; la colonisation capitaliste, dès le XVIe siècle, s’est autojustifiée en décrétant que les espaces prétendument « vierges et inexploités » – en Afrique, au « Nouveau Monde », etc. – pouvaient être saisis par les colonisateurs, seuls aptes à les faire fructifier. Ainsi, là où l’idéologie propriétaire affirme que la propriété privée serait une des libertés les plus fondamentales de l’individu, la réalité montre surtout que, pour l’esprit du capitalisme, il n’y a aucune propriété qui soit inviolable, pas même celle du corps humain (esclavage, aliénation, trafics d’organes, etc.).

30 En conséquence, les enfants, en tant que futurs entrepreneurs de soi et apprentis consommateurs plongés dans les normes sociales néolibérales, considèrent souvent que tout peut se prendre et que rien n’est à personne ou n’est l’apanage d’un usage commun. On peut donc « toucher à tout », s’approprier tout ce qui nous plaît, ne pas le partager, l’abandonner n’importe où dès que le désir de possession s’est déplacé, ne pas se sentir concerné en cas de dégradation, gaspiller les choses, ne pas demander s’il est possible de prendre quelque chose, etc. Chacun reconnaît là des comportements adoptés en l’absence d’une autre éducation que celle que diffuse par capillarité le néolibéralisme. Notons aussi que le parcours scolaire des enfants est construit autour d’une appropriation purement individuelle du savoir et de la réussite (« mes notes », « mon projet », « mes diplômes ») et que la logique consumériste tend à faire de l’École, non le lieu de possibles usages communs et de coopérations éducatives, mais un lieu de compétition où les égoïsmes s’affrontent pour capter des certifications en nombre limité – tout le monde ne sera pas « servi » en termes de réussite… Tout cela, évidemment, s’accompagne d’un mépris implicite envers de prétendues « missions » scolaires d’intérêt général.

31 Consommer, jeter, prendre, abandonner, arracher aux autres, gaspiller, mais ne pas partager ni mettre en commun : tel est l’esprit général de la subjectivation néolibérale. En contrepoint, le respect d’une forme régulée de propriété privée, associée à des usages communs et à des possessions collectives, a toujours été une des formes alternatives au capitalisme et devrait irriguer les préoccupations des éducateurs, ne serait-ce qu’en raison des dommages écologiques que fait subir au vivant la norme de la prédation capitaliste.

32 Troisièmement, le rapport à soi, tel qu’il est organisé par la rationalité néolibérale, est façonné sur le modèle de l’entreprise de soi, dans le cadre de la domination du modèle du capital humain, et sur le modèle du consommateur/jouisseur, dans le cadre de l’économie de marché et de surconsommation. L’individu n’est donc pas censé être gouverné autoritairement (comme un travailleur passif ou comme le pensionnaire d’une existence dont les conditions seraient décidées en-dehors de sa personne) mais se gouverner lui-même en se réglant sur ses qualités, ses compétences, ses appétences, ses goûts, son projet, son intérêt, etc. Or, ce schéma – la clinique du travail et le mal-être de bien des individus ne cessent de le montrer – n’a pas grand-chose de libérateur pour les sujets car il les enferme dans une lancinante quête identitaire et dans une constante recherche de performance qui, in fine, peuvent les rendre « esclaves d’eux-mêmes ». Chacun devrait désormais « se trouver », « se déterminer », « se connaître », « se révéler », « s’équilibrer », « se ressourcer », « se réaliser », « se parfaire », ce qui ouvre des perspectives quasiment infinies d’expansion au marché du développement personnel, comme si celui-ci devait supplanter l’éducation commune.

33 Au niveau cognitif, le rapport à soi dans sa dimension d’autonomie intellectuelle est également affecté par l’omniprésence des technologies de captation de l’attention des jeunes par le marché. Pour Bernard Stiegler, une « bataille pour l’intelligence » est en cours, bataille dont il fait le conflit éducatif de notre temps. « Il s’agit, avec les systèmes de captation des audiences découpées en tranches, de remplacer l’appareil psychique [...] par les appareils des psychotechnologies » adaptées au nouveau psychopouvoir fabriquant des individus pour la consommation, l’univers numérique et l’employabilité dans le cadre économique néo-libéral [40]. Moins de temps d’attention, moins de temps de réflexion, moins d’intellection : tel serait le profil de ces enfants « élevés » aux psychotechnologies numériques dont raffole l’économie capitaliste.

34 Dans cette optique, nous retrouvons certaines conclusions de Marcelli et Gauchet, avec l’idée que le focus dominant sur le « Moi » de l’enfant, placé comme le centre, le foyer de sens et la source de toute détermination, enferme l’enfant dans un monde sans repères, puisque le repère central (Moi) n’a ni réelle consistance, ni stabilité, ni maîtrise de soi, et qu’une auto-connaissance en est évidemment impossible, surtout dans les jeunes années. En laissant exagérément l’enfant tenter de s’auto-gouverner, les adultes jouent sans le savoir le jeu de la rationalité capitaliste de l’entrepreneur de soi et du consommateur/jouisseur. Un certain nombre de nuisances perturbent alors le processus éducatif, qui n’est que difficilement régulé par des usages sociaux puisque ceux-ci, dans les faits, semblent devoir s’effacer devant les humeurs, les décisions irrévocables et les refus de l’enfant autocrate. Être convivial, ne pas toucher les objets sans demander, manger et boire ce qui est proposé, respecter les temps communs (repas, repos, loisirs partagés) et les temps intimes, tenir sa parole, partager, aider, écouter l’autre, tempérer l’expression de ses humeurs, savoir attendre, communiquer, etc. : autant d’usages socialisés et de pratiques communes qui ne peuvent fonctionner que si chaque individu, et pas seulement les enfants, accepte de ne pas être la seule instance déterminant dictatorialement si c’est l’heure de passer à table, si on peut toucher les objets exposés, si on doit saluer un nouvel arrivant, etc.

35 Les figures de l’enfant roi ou de « l’enfant chef de famille [41] » expriment donc la prégnance de deux traits comportementaux très en phase avec l’esprit du capitalisme néolibéral : l’intolérance à la frustration (la toute-puissance) et l’effacement des règles sociales devant les errances de l’ego (la toute-jouissance). Ici, la scène d’un enfant refusant brutalement le yaourt à la fraise que nous lui proposons « parce qu’il en veut un à la framboise » pourrait être une anticipation ou un modèle réduit de l’infantilité capitaliste, dans son incapacité maladive à s’incliner devant les conventions sociales (le Code du Travail, les lois de protection de l’environnement, les décisions politiques n’allant pas dans le sens néolibéral) et les contestations populaires, à accepter d’autres contenants sociaux que le marché et ses excroissances et à tolérer que la réalité puisse frustrer son appétit de profit et de puissance économique. Si les adultes n’assurent pas à ce moment-là une forme de frustration pacifique, raisonnée et bienveillante, s’ils n’opposent pas à la possible dérive libertarienne la douce fermeté des règles, du partage et de la réalité de la vie en commun, alors ils compromettent le processus d’apprentissage. Ainsi, à l’hybris comportementale de l’enfant-autocrate quand l’éducation ne le protège pas suffisamment des normes capitalistes, correspond le désordre social et environnemental sécrété logiquement par un modèle qui méconnaît l’idée même de société, supplantée par celle de marché. La société, la planète, l’éducation, cela n’existe plus, en somme. Ne restent que l’entrepreneur de soi et le consommateur, jetés dans le marché et dans la lutte pour être les plus efficaces des opérateurs économiques ou des startupers...

Petite critique de la critique

36 Cette proposition de modélisation de l’enfant du Capital par la présence des normes néolibérales n’est évidemment pas exempte de généralités. Dans les faits, les conditions familiales de l’éducation ne sont pas homogènes et varient selon les classes sociales, les cultures éducatives familiales, les trajectoires singulières, etc. Par exemple, comme le montre Lignier [42], une étude de la sociogenèse des pratiques enfantines de préhension confirme que celles-ci se forment selon des lignes inégales, qu’il est aisé de rapporter à la diversité des appartenances sociales et familiales. Lignier constate ainsi que les enfants n’ont pas le même rapport à l’appropriation et à la préhension des objets : les enfants des classes populaires sont plutôt animés par « l’inquiétude et l’urgence » alors que ceux de milieux favorisés se montrent généralement « plus détendus, plus confiants [43] ».

37 C’est d’ailleurs le propre des normes d’en passer toujours par les individus, qui les adoptent de façon variable – ou les rejettent autant qu’ils le peuvent. Pour des raisons diverses et variées, certains cadres familiaux maintiennent donc un ordre éducatif suffisamment ferme et régulateur, ce qui contrecarre plus ou moins efficacement la pression des normes néolibérales. La gestion familiale du rapport à la consommation, à autrui, au collectif, à l’obligation, à la « tradition », aux choses, fait que la socialisation des enfants échappe à l’emprise totale de la subjectivation néolibérale. Toutefois, cette résistance, consciente ou non, a fort à faire pour entamer la puissance de diffusion des normes néolibérales dans la société et dans le champ des pratiques éducatives. L’enfant, bien souvent malgré les intentions de sa famille, devient un personnage de néo-consommateur et d’apprenti entrepreneur de soi, avec qui les adultes doivent perpétuellement négocier des conditions momentanées de coexistence.

38 Parallèlement, il ne faut pas négliger les dénonciations politiques de l’emprise néolibérale sur la question de l’éducation [44]. Malheureusement, pour l’instant les appels à une éducation scolaire alternative débouchent surtout sur des initiatives privées prises par certains parents plutôt de classe moyenne ou favorisée, initiatives dont certaines ne font que se plier grosso modo aux normes de l’individu néolibéral et se contentent, dans le seul intérêt de la progéniture de ces catégories sociales, d’essayer d’améliorer l’efficacité de l’action pédagogique et la qualité de la prise en compte scolaire du vécu enfantin, sans jamais se relier à la question de l’émancipation collective (c’est le cas, de façon emblématique, de la « mode Montessori »). Ces résistances, selon nous, demeurent inabouties car elles n’affrontent pas le principe même du gouvernement des enfants par la rationalité néolibérale. « Quelque chose cloche » dans l’éducation néolibérale, mais ce constat n’accouche souvent que d’un souci du privé, quand il ne s’agit pas d’aller chercher dans la communauté séparatiste les conditions d’une « bonne éducation » dispensée à part des « autres ».

39 De fait, là où s’exerce un pouvoir, remarque Foucault, apparaît presque mécaniquement une résistance, un refus d’être gouverné et des phénomènes de subjectivations paradoxales. L’emprise du réseau des normes capitalistes n’est donc jamais totale et bien des éducateurs et des parents pourront ne pas se retrouver dans le portrait des enfants « de droite » que nous proposons ici. La tendance néolibérale est lourde, mais elle nourrit en retour des résistances accrues et se heurte à d’autres figures de l’enfance, telle celle de Greta Thunberg, par exemple. Dont acte.

40 Enfin, notre analyse critique de l’individualisme néolibéral doit aussi se garder de nourrir involontairement des approches régressives de l’éducation, utilisant le schéma « revenons sur certaines évolutions car c’était mieux avant ». Il serait paradoxal qu’une critique du capitalisme en éducation débouche sur la re-légitimation de modèles dont les dégâts ont pourtant été établis de longue date : le primat du savoir et des « bonnes vieilles méthodes et recettes pédagogiques » sur le souci de la personne enfantine, l’autoritarisme et le magistro-centrisme des enseignants, le dressage éducatif et la police morale des enfants, la rigueur punitive, la « gifle pédagogique », la pénalisation de l’entraide, etc. Il existe bel et bien un risque de restauration des modèles disciplinaires et punitifs des siècles précédents, en les réservant aux enfants des « classes dangereuses » de la société. Plusieurs éléments concrets attestent de cette tentation depuis quelques années : couvre-feu pour les mineurs dans certains quartiers, augmentation de la place des traitements judiciaires et policiers (au détriment du traitement éducatif) dans les réponses à la délinquance des mineurs, médicalisation et psychologisation du mal-être enfantin, fantasme d’une neuro-éducation correctrice, création de « centres éducatifs fermés », rhétorique de l’ensauvagement de la décivilisation, rétablissement hallucinant du redoublement au sein de l’école française en 2023, etc.

41 Il nous faut donc proposer une voie éducative qui concrétise la nécessité de viser l’émergence d’enfants civils, respectueux des règles communes et soucieux d’autrui, mais sans que ces qualités renvoient à des disciplines éducatives placées au service de la domination sociale, comme c’est toujours le cas dans les « bonnes vieilles recettes » des punitions, des uniformes et des atteintes à l’enfance. Pour contribuer à ce chantier actuellement ouvert [45], nous allons prendre l’exemple de l’enseignement de la philosophie et le replacer dans un cadre alternatif au capitalisme : les théories et pratiques des communs.

La philosophie et l’éducation des communs

S’extraire des normes néolibérales par le projet des communs

42 S’extraire des normes néolibérales, c’est briser au moins trois modèles anthropologiques : l’autocrate égotiste, l’entrepreneur de soi et le consommateur compulsif. Pour cela, c’est mettre en œuvre une éducation alignée – c’est une proposition parmi d’autres – sur le projet des communs. Celui-ci s’oppose terme à terme à la subjectivation néolibérale et s’érige donc selon trois dimensions : la délimitation d’un ensemble de ressources et de services auxquels chacune et chacun doit pouvoir accéder sans discrimination ni marchandisation (un commonwealth) ; l’inclusion de chacune et chacun dans une population autogérant démocratiquement et équitablement cet ensemble de ressources et de services (les commoners) ; et la pratique d’activités communes selon les schémas de la coopération, des obligations partagées (munus) et du dialogue rationnel cherchant l’accord des esprits sur des règles et des décisions consenties (le commoning). C’est donc une définition en triptyque que propose Massimo De Angelis [46]. Selon lui, les communs sont des organisations sociales rassemblant trois axes interconnectés : un périmètre de ressources inappropriables, une communauté sociale d’égaux et un faire ensemble. Suffisamment souple pour pouvoir être décliné dans des contextes différents, ce modèle se positionne actuellement comme un point de convergence d’alternatives au capitalisme voulant éviter de retomber dans les pièges de l’étatisme, du nationalisme et du communautarisme.

43 Dardot & Laval insistent, quant à eux, sur la pratique des principes de co-activité, de co-opération autogestionnaire et d’usages partagés, qu’ils situent au fondement de l’obligation politique et qui justement font défaut aux normes traversant l’enfant du Capital. Les communs, dans cette optique, se concrétisent quand « les hommes s’engagent ensemble dans une même tâche et produisent, en agissant ainsi, des normes morales et juridiques qui règlent leur action [47] ». Le mot commun désigne donc le principe politique d’une co-obligation pour celles et ceux qui sont engagés dans une même activité coopérative, sans qu’un pouvoir étatique transcendant le corps social ait à gouverner celui-ci [48]. La question saillante de la crise climatique, plus que tout autre, ne pourra sans doute pas être solutionnée tant que la détermination des actions et des politiques à mener relèvera davantage des lobbies et des institutions que des formes variées de praxis populaires, comme le montre la terrible mise en correspondance, d’un côté de la désolante litanie des conventions internationales sur le climat, de l’autre côté de l’aggravation de la situation pointée par les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) [49].

44 Ainsi, il nous semble que la grande bifurcation que constituerait une « révolution des communs », mettant fin à la révolution néolibérale et ordolibérale, peut et doit s’accompagner de formes d’éducation cultivant des subjectivités capables de résister aux normes apposées sur l’enfant du Capital. Pour emprunter ces nouveaux chemins, il faut sans doute accepter de renoncer aux charmes trompeurs de l’éducation puérocentrée, ne plus abandonner l’enfant à l’idée qu’il est le souverain du monde, et essayer de réintroduire en éducation le projet d’une émancipation collective par les pratiques des communs. C’est en ce sens que nous proposons quelques éléments de réflexion sur l’enseignement de la philosophie.

Être humain

45 L’activité philosophique (distincte de l’enseignement de son histoire et de son corpus de référence), du point de vue des communs, est structurellement biface. D’un côté elle travaille sous les auspices d’instances à vocation universelle (le Logos, la méthode dialogique) et dans la visée d’une forme de vie digne d’être vécue et partagée (un ethos, voire une organisation de la Cité) ; d’un autre côté, elle cultive des éléments plus singuliers (le for intérieur et l’autodétermination de chacun et de chacune, ou encore l’esprit critique) et peut être utilisée à des fins très privées (la culture insulaire de soi, par exemple). Précisons que, dans le cadre des communs, il ne s’agit pas de choisir entre ces deux versions, mais de les articuler afin que ni l’une, ni l’autre, ne deviennent hégémoniques et nuisibles à l’autre version. En se tenant à distance à la fois de la tyrannie du Commun (religieux, politique, etc.), et de la pathologie individualiste, les communs veulent offrir aux individus un milieu d’épanouissement et d’affirmation qui soit protégé et nourri par la socialité commune, laquelle demeure la priorité de l’organisation sociale et de ses pendants éducatifs.

46 Ainsi, si chacun peut évidemment opter pour un souci philosophique de soi ne concernant pas forcément les autres, une éducation commune doit, selon nous, se garder de céder à la confusion possible entre la philosophie comme discipline dialogique rationnelle, et les avatars biaisés qu’en proposent les multiples occurrences du « développement personnel ». Auprès des lycéens, le succès de cours sur les sujets plus facilement individualisables (désir, passion, liberté, etc.) est également à confronter à des notions menant plutôt vers des enjeux communs : travail, échanges, pouvoir, etc.

47 Pour le comprendre, examinons une des entrées les plus fréquentes pour amener les élèves vers la culture philosophique : la formule delphique, située à l’aube de la philosophie occidentale mais probablement importée des spiritualités asiatiques, « connais-toi toi-même » (Gnothi seauton). Celle-ci pourrait être l’objet d’une interprétation égocentrée et narcissique : « cherche qui tu es vraiment » ou encore « libère ton Moi ». C’est oublier que le Gnothi seauton n’avait pas un sens centré sur l’individualité au sens moderne. À l’arrière-plan de ce conseil se situaient plutôt des éléments transcendant l’individu humain, à savoir les dieux et la Cité.

48

C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription : à tout homme qui entre, il dit en réalité : « Sois sage ». Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien [50].

49 En fait, « sois sage » signifiait principalement « sois tempéré », « reste à la juste place dans l’existence », « ne te prends pas pour un dieu, mais ne vis pas non plus en animal ». L’inscription du temple d’Apollon, plutôt parole de bienvenue qu’injonction, avait donc un enjeu ontologique et éthique, et n’inclinait nullement à une introspection psychologique du type de celle que portera ensuite la rhétorique contemporaine de l’individualisme. En complément, la phrase pouvait aussi revêtir un sens politique dans la Grèce des Cités. « Connais-toi toi-même » signifiait alors : « n’oublie pas que tu es membre de ta Cité, respectueux de ses lois et de ses divinités ». Une fois de plus, le statut social outrepassait le culte de l’individualité, qui est bien plus tardif.

50 On voit que, d’emblée, l’enseignement de la philosophie doit savoir résister aux forces centrifuges de l’individualisme en ambiance néolibérale : si le Gnothi seauton recommandait à l’individu de se soucier de lui, il le faisait en fonction de formes communes de vie : être un humain, être un citoyen, mener une vie digne d’être vécue. La sagesse tempérante et citoyenne visait même un certain oubli de soi au profit de l’Être et de la Cité, en un mouvement dans lequel se reconnaît l’influence orientale. Ainsi, la maîtrise de soi n’avait alors que faire de la question du « Soi ». Pour un Grec, la question n’était pas de « se chercher », mais de garder son rang et donc, pour ce faire, de connaître ce rang dans les hiérarchies ontologiques – et sociales [51]. De même, la leçon antique (grecque et romaine) des pratiques de soi et du souci de soi dont parle Foucault (l’epimeleia heautou et le cura sui) concerne surtout l’éthique comme art commun de vivre (et non l’affirmation insulaire de l’identité individuelle et de son choix solipsiste de vie, comme cela est le cas dans les manipulations commerciales du marché du développement personnel).

51 L’azimut de l’enseignement de la philosophie est donc clair : marcher vers la vie digne d’être vécue et accompagner ce cheminement si important pour les jeunes générations. La question « comment doit-on vivre ? » est même définie par Bernard Williams comme « la question de Socrate » par excellence et, en fonction des périls évoqués en introduction, elle relève bien d’une réflexion collective : « comment devons-nous vivre ? [52] ». L’urgence climatique, à elle seule, suffit à réorienter l’activité philosophique vers l’horizon de la vie commune en tant qu’humanité devant repenser ses relations internes, ainsi que ses relations avec le non-humain. Ainsi, là où l’idéologie néolibérale fabrique une prétendue « naturalité » de la compétition universelle des egos comme vérité de l’humain, l’enseignement de la philosophie peut assumer sa fonction critique et rouvrir le débat commun sur une autre anthropologie – celle de l’échange, de l’entraide, de la coopération, de la créolisation, de la solidarité, par exemple.

Penser ensemble

52 Pour accompagner ce cheminement en rupture avec les normes néolibérales, l’enseignement de la philosophie peut alors se déployer, moins comme l’aide à la formation insulaire d’un jugement individuel quel qu’il soit, que comme une activité épistémique partagée : un penser ensemble. Bien évidemment, cette dimension dialogique, incarnée par des temps tels que les débats, les présentations croisées et les ateliers de philosophie, n’est pas totalement absente des salles de classe. C’est même avec beaucoup de courage et dans des conditions souvent peu propices que des enseignantes et des enseignants font vivre l’essence dialogique de la philosophie. Toutefois, il n’est pas toujours aisé de fonctionner ainsi, ne serait-ce qu’en raison d’un élément fortement individualisant et corrupteur : la notation.

53 En effet la question de savoir ce que produisent vraiment les enseignants appelle souvent des réponses plutôt optimistes telles que : de l’éducation, de l’instruction, de la socialisation, de l’autonomie, de la culture, de l’esprit critique, de la connaissance, etc. Il n’est certes pas contestable que l’enseignement de la philosophie puisse aller dans ce sens, mais ces réponses oublient que le système scolaire a aussi (et peut-être : surtout) pour fonction d’assurer la hiérarchie sociale et l’ordre social. Les enseignants ont donc pour fonction majeure de contribuer à la production de cet ordre social et à la re-production de sa hiérarchie, tout en adaptant les individus aux attentes des dominants. Pour cela, leur pédagogie, quelle qu’elle puisse être par ailleurs, doit obligatoirement comporter des procédures de notation, de contrôle, d’évaluation, de certification, dont la raison d’être n’est guère pédagogique, car elle relève du tri social et de la pérennisation hiérarchique. Rapporté à la domination sociale, un enseignant est un agent politique qui produit et qui légitime des tris et des classements dans la population. « Notre métier : évaluer », en conclut Julie Roux, entendant ainsi la fonction politique de l’enseignement, et non ses avantages épistémiques et éducatifs [53].

54 En vertu du primat des dispositifs d’évaluation et de certification qui le finalisent, le sens principal de l’enseignement est contenu dans ce à quoi il aboutit inévitablement : un contrôle des élèves. Ce qui n’est pas évaluable n’existe pas, institutionnellement parlant. Ce contrôle pèse sur la plupart des contenus d’enseignement et de programme, qui sont définis, non par rapport au phénomène vivant de l’apprentissage et au fil de celui-ci, mais en vue des situations de contrôle. Ce contrôle est biface car il s’exerce à la fois sur les élèves et sur leurs professeurs. Pour les premiers, il est l’outil de leur discrimination et de la fabrication de « l’échec » ; pour les seconds, il est l’agent d’infantilisation et de normalisation des pratiques. Conclusion de Julie Roux : c’est par sa fonction politique d’évaluation/classement que l’école relève bien du « gouvernement des enfants » décrit par Foucault et que le contrôle peut envahir les enseignements, jusqu’à saturation. D’ailleurs, dans la logique éducative néolibérale, l’enseignement pourrait bien se rétrécir sans problème jusqu’à la quasi-disparition (réduction des volumes de cours, simili-enseignement à distance, non-remplacement récurrent des enseignants absents, dématérialisation du lieu scolaire, home-schooling), tant que la fonction de contrôle évaluatif demeurerait opérationnelle. In fine, la tyrannie de l’évaluation est un des meilleurs diffuseurs scolaires des normes néolibérales : individualisation accrue, disparition du collectif, rapport entrepreneurial à soi, etc.

55 L’enseignement de la philosophie devrait donc cesser de produire des notes, des tris, des évaluations, des contrôles. À partir de là, on pourrait en effet envisager que les enseignants et les enseignantes se mettent à enseigner autrement, sans la pression du calendrier de notation, de l’échéance finale et du programme prescrit, sans avoir à craindre de passer pour de « mauvais enseignants ». Ils pourraient enfin libérer le grand refoulé pédagogique de leur profession, oser d’autres pédagogies que celles que surdétermine l’impératif d’évaluation, sortir du programme, aller faire cours sur la place publique, consacrer du temps aux réalisation coopératives (quasiment interdites par la logique du tri des individus), donner libre cours à la créativité des élèves, etc. On se demande toujours en quoi l’école peut libérer les enfants, mais rarement en quoi et de quoi elle doit, pour cela, permettre la libération des enseignantes et des enseignants. L’évaluation – et la hiérarchie qui en contrôle le bon fonctionnement – sont pourtant des verrous évidents.

56 C’est pourquoi les expériences les plus émancipatrices en matière d’enseignement de la philosophie se situent à l’extérieur ou en marge de « l’âge scolaire », avec ces publics pour lesquels l’évaluation-contrôle n’a pas de sens, ou n’a qu’un sens pédagogique de repérage et d’aide à l’apprentissage. Nous pensons aux adultes analphabètes avec lesquels Paulo Freire construisit la pédagogie des opprimés : une pédagogie est critique quand elle ne dépend pas principalement du service de l’individu, du « Moi », de l’entrepreneur de soi, mais s’organise autour de l’attention apportée au sujet collectif dont l’existence émancipée est nécessaire afin que, justement, il puisse aider les individus dans leur cheminement singulier. C’est ce que dit la formule synthétique proposée par Paulo Freire : « personne ne libère personne, personne ne se libère tout seul : les êtres humains se libèrent ensemble [54] ».

57 Selon une démarche différente, la philosophie pour enfants, loin d’être un banal ersatz sans portée critique, est également riche de leçons pour l’enseignement de la philosophie. L’une de ses promotrices, Ann M. Sharp, montre ainsi que la pratique philosophique peut servir le développement d’une « conscience éthique globale » et viser la construction d’un monde commun [55]. Philosopher, c’est penser ensemble, c’est enquêter, critiquer, argumenter, comprendre, choisir… ensemble, tout simplement parce qu’aucun enfant ne saurait le faire tout seul. Sharp prône donc la formation et la dynamisation d’une communauté de recherche philosophique, dialogique, pluraliste et coopérative. Elle se situe ici dans le sillage des travaux de Dewey, quand celui-ci parle d’une correspondance et d’une interactivité entre une pédagogie de l’enquête et de l’expérience et la démocratie : l’expérience et l’enquête sont les authentiques méthodes démocratiques, et réciproquement la démocratie est cette forme de vie assise sur le respect du primat de l’expérience populaire. A contrario, la transmission magistrale et autoritaire est une méthode anti-démocratique, de même que le refus de la démocratie impose un non-respect de l’expérience populaire et de l’enquête du public sur ses problèmes.

58 En conséquence, l’enseignement de la philosophie est un des lieux privilégiés pour faire vivre une communauté de recherche traitant de façon instruite, critique et dialogique des questions dont l’urgence se fait chaque jour plus saillante. Définir solidairement l’humain, prioriser la démocratie comme forme commune de vie sans domination ni discrimination, cultiver l’intelligence des relations, pratiquer collectivement l’autogestion et l’autodéfense intellectuelle, enquêter rationnellement et pluridisciplinairement sur les problèmes et sur les besoins des populations, etc. Les pistes ne manquent pas pour un enseignement de la philosophie cherchant des convergences avec d’autres disciplines dans une démarche résolument en rupture avec la gouvernementalité de la jeunesse. En somme : ne nous libérez pas, nous nous en chargeons.

Conclusion

59 On ne conclut pas ce genre d’analyses « bifurcatrices », car elles s’ouvrent totalement sur une praxis transformatrice et sur des appropriations en contexte. Il nous semble avoir entrevu la puissance des normes néolibérales dans la subjectivation des futurs consommateurs et entrepreneurs de soi, et indiqué quelques pistes pour que l’enseignement de la philosophie assume clairement sa fonction épistémique et éthique : aider à mieux penser ensemble afin de mieux vivre en commun. Le reste est affaire de contexte, de kaïros et de volonté. Le reste est indécidable. Le reste concerne l’émancipation populaire.

60 Comme l’écrivait Fanon, « je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence [56] ». Il est urgent d’inventer aujourd’hui les formules philosophiques, éducatives et politiques permettant d’éviter que le capitalisme finisse par nous coûter l’humanité.

Notes

  • [1]
    Fukuyama, F., La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • [2]
    Dardot, P. & Laval, C., Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.
  • [3]
    Arendt, H., La Crise de la culture, tr. fr. par P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 242.
  • [4]
    Giroux H., « Teachers as Transformative Intellectuals », Social Education, vol. 49, n° 5, 1985, p. 376-379.
  • [5]
    Freire, P., La pédagogie des opprimés, Marseille, Agone, 2021.
  • [6]
    Foucault, M., « La fonction politique de l’intellectuel », Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 109.
  • [7]
    D’aucuns trouveront sans doute cette approche trop « politique» et trop «engagée », tout en reprochant illogiquement (et à tort) aux jeunes générations de se détourner de la politique et de l’engagement citoyen qu’elle requiert… Il est quand même étrange de se réclamer inlassablement de la démocratie tout en montrant systématiquement du doigt celles et ceux qui s’efforcent de protéger et de renforcer cette même démocratie entendue comme forme de vie sans domination ni discrimination.
  • [8]
    Meirieu, P., Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Voisins-le-Bretonneux, Rue du Monde, 2009, p. 16.
  • [9]
    Deleuze, dans Foucault, M., « Les intellectuels et le pouvoir (entretien avec Gilles Deleuze) », Dits et écrits I, 1954- 1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1177.
  • [10]
    Il est difficile de borner l’enfance, mais nous entendons ici par enfance, conformément à la définition de l’UNICEF, une période allant de la naissance jusqu’à 18 ans, donc englobant l’adolescence et l’essentiel de la période du lycée.
  • [11]
    Marcelli, D., L’Enfant, chef de la famille : l’autorité de l’infantile, Paris, Albin Michel, 2003 ; Marcelli, D., « « Dis-moi de quoi tu as envie ». Le désir et le choix de l’enfant dans l’éducation contemporaine », Contraste, n° 49, 2019, p. 161- 171 ; Marcelli, D. & Périer, A., Trop de choix bouleverse l’éducation, Paris, Odile Jacob, 2023.
  • [12]
    Gauchet, M., La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002 ; Blais M.-C., Gauchet, M. & Ottavi, D., Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008.
  • [13]
    Marcelli, D., « «Dis-moi de quoi tu as envie». Le désir et le choix de l’enfant dans l’éducation contemporaine », Contraste, n° 49, 2019, p. 171.
  • [14]
    Donald Trump, milliardaire et homme politique nord-américain, est conforme, selon nous, à l’idéal-type de cet adulte infantile empreint de l’idéologie capitaliste de la domination sociale.
  • [15]
    Gauchet, M., La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.
  • [16]
    Ibid., p. 238.
  • [17]
    Ibid., p. 254.
  • [18]
    Ibid., avant-propos, I-II.
  • [19]
    Ibid., V.
  • [20]
    Ibid., XX-XXI.
  • [21]
    Ibid., p. 169.
  • [22]
    Simondon, G., L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Jérôme Million, 2005.
  • [23]
    Gauchet, op.cit., p. 254.
  • [24]
    Ibid., p. 207-228.
  • [25]
    Bourdieu, P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 101.
  • [26]
    Rancière, J., La Haine de la démocratie, Pais, La Fabrique, 2005.
  • [27]
    Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
  • [28]
    Foucault, M., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004 ; Id., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004 ; Id., Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980, Paris, Gallimard, 2012.
  • [29]
    Dupeyron, J.-F., « Foucault et la forme scolaire », dans E. Prairat (dir.), À l’école de Foucault, Nancy, Presses Universitaires de Lorraine, 2014, p. 91-123.
  • [30]
    Foucault, M., Du gouvernement des vivants. Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 944.
  • [31]
    Foucault, M., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p. 232.
  • [32]
    Foucault, M., L’Extension sociale de la norme. Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 75.
  • [33]
    Foucault, M., Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p. 65.
  • [34]
    Laval, C., « L’entreprise comme nouvelle forme de gouvernement. Usages et mésusages de Michel Foucault, » dans H. Oulc’hen (dir.), Usages de Foucault, Paris, PUF, 2014, p. 156.
  • [35]
    Foucault, M., Le Sujet et le pouvoir. Dits et écrits II, 1976-1988, 1041-1062, Paris, Gallimard, 2001, p. 1051.
  • [36]
    Laval, C., Vergne, F., Clément, P. & Dreux, G., La Nouvelle École capitaliste, Paris, La Découverte, 2012.
  • [37]
    Dupeyron, J.-F., « Pour en finir avec l’enfant du Capital », Educação e Filosofia, vol. 36, n° 78, p. 1799-1837, 2023.
  • [38]
    https://www.youtube.com/watch?v=LOgEBGCE5C8. « L’enfant agit comme un patron », y chante Vlad.
  • [39]
    Fraser, N., Le Capitalisme est un cannibalisme, Marseille, Agone, 2024.
  • [40]
    Stiegler, B., Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
  • [41]
    Marcelli, D., L’Enfant, chef de la famille : l’autorité de l’infantile, Paris, Albin Michel, 2003.
  • [42]
    Lignier, W., Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Paris, Seuil, 2019.
  • [43]
    Ibid, p. 112.
  • [44]
    Par exemple : Laval, C., LÉcole n’est pas une entreprise. Le néolibéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, 2003 ; Roux, J., Inévitablement (après l’école), Paris, La Fabrique, 2007 ; Moulier-Boutang, Y., Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007 ; Dardot, P. & Laval, C., La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009 ; Del Rey, A., À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, Paris, La Découverte, 2010 ; Paltrinieri, L., Quantifier la qualité. Le «capital humain» entre économie, démographie et éducation, Raisons politiques, 52, p. 89-107, 2013.
  • [45]
    Laval, C. & Vergne, F., Éducation démocratique. La révolution scolaire à venir. La Découverte, 2021 ; Go, H.-L. & Prot, F.-M., Reconstruire l’école : péripéties de la forme scolaire d’éducation, Nancy, Éditions de l’université de Lorraine, 2023 ; Dupeyron, J.-F., LÉcole des communs, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2024.
  • [46]
    De Angelis, M., Communs. Dans A. Kothari & alii. (dir.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement [2019], Marseille, Wildproject, 2022, p. 195-198.
  • [47]
    Dardot, P. & Laval, C., Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 23.
  • [48]
    Dardot, P. & Laval, C., Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Paris, La Découverte, 2020.
  • [49]
  • [50]
    Charmide, 164 e, dans Platon, Premiers dialogues (tr.fr. par É. Chambry), Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 287.
  • [51]
    Rappelons l’absence de l’idée d’égalité dans cette conception, ce qui la rend peu recyclable par les pratiques des communs.
  • [52]
    Williams, B., LÉthique et les limites de la philosophie, Paris, Gallimard, 1990, avant-propos, XVII.
  • [53]
    Roux, J., Inévitablement (après l’école), Paris, La Fabrique, 2007, p. 23.
  • [54]
    Freire, P., La Pédagogie des opprimés [1968], Marseille, Agone, 2021, p. 48.
  • [55]
    Sharp, A.-M., « Le rôle de la sympathie intelligente dans l’éducation à la conscience éthique globale » dans M.-S. Gregory & M.-J. Laverty (dir.), Ann M. Sharp, aux sources de la philosophie pour enfants. Textes et études, tr. fr. par J. Hawken, Paris, Vrin, 2023, p. 392.
  • [56]
    Fanon, F. Peau noire, masques blancs, Paris, Gallimard, 1952, p. 186.