Non-Noyées. Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marines, Alexis Pauline Gumbs, Traduction de l’anglais par Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Rose B., Illustrations de Maya Mihindou, Éditions Burn-Août et Les Liens qui libèrent, 2024 [2020].
1 Lors d’une discussion publique à la Maison de la poésie à Paris en novembre 2024, en guise d’introduction à son livre Non-Noyées. Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marines, Alexis Pauline Gumbs proposa au public quelques minutes de respiration consciente pour, dit-elle, reprendre conscience de son corps. La préface annonce un guide de méditation et de respiration pour le vivant, entremêlant écriture, respiration et méditation quotidienne selon des « jeux d’oracles océaniques » [1], à partir duquel l’autrice valorise le féminin, les mères et leurs ancêtres. Elle explique célébrer l’écoute en tant que « pratique transformatrice et révolutionnaire» [2] et prendre le temps de recevoir la « prière bleue marine qui remonte des profondeurs ancestrales » [3]. « Écoute », « respire », « souviens-toi », « pratique », « collabore »… tels sont les titres des mouvements (et non des chapitres) qui ouvre ce manuel de dénoyade en vue d’imaginer un autre idéal de vie sur terre, au regard du soin porté à sa famille et à ses relations, tout en allant à la rencontre des mammifères marines (toujours au féminin dans le texte) qui (sur) vivent dans les océans. Les noms sont systématiquement féminisés, ce qui change la perception du·de la lecteur·rice, donne du souffle au regard porté sur le monde et son histoire, et inclut la part des femmes dans la discussion et la production scientifique : l’écriture inclusive soulage le temps de la lecture. Alexis Pauline Gumbs assume pleinement une écriture de l’intime qui fuit l’écriture scientifique pour parler de la respiration des mammifères marines au regard de l’existence des mères, des femmes et des féministes noires américaines qui nous enjoignent à habiter les vies ancestrales. Elle se situe comme femme féministe, queer, noire et se définit comme « évangéliste de l’amour », « apprentie mammifère marine » [4]. Elle se dit « héritière et façonnée par tout un ensemble de peuples qui furent transubstantiés en propriété, enlevés et transportés d’un côté à l’autre d’un océan » [5]. Ainsi, cet essai incite à « apprendre avec [les mammifères marines], à poser des intentions claires, quant à nos manières de vivre au milieu des souffrances que nous nous infligeons, à observer comment elles nous forcent et nous apprennent à évoluer » [6].
2 Composé de vingt mouvements thématiques et de bonnes pratiques pour se connecter à sa propre respiration et à celle des vivant·es, cet ouvrage vise à relier les vies des un·es à celles des autres et de ses ancêtres appartenant à des espèces différentes, à des figures historiques ou littéraires que l’autrice souhaite invoquer depuis les voix fugitives et alternatives issues d’archives orales. Ces « pratiques radicales de parentés et de soins communautaires » [7] sont inspirées à la fois des mammifères marines et des féministes noires, spécifiquement de Audre Lorde qu’elle considère comme son ancêtre et à qui Alexis Pauline Gumbs a consacré un livre [8]. À partir des travaux de l’essayiste et poétesse, Alexis Pauline Gumbs célèbre un héritage intergénérationnel, formulant l’idée selon laquelle nous sommes des manifestations de la terre, apparenté·es de manière interdépendante dans une relation intime et désordonnée entre minéraux, végétaux, animaux et êtres humains, ce qui induit une responsabilité. Ce lien existe par la précarité de la respiration qu’ont vécu et que vivent encore toutes les espèces et, pour y survivre, l’autrice fait appel aux divinités des puissances des océans. Comme les êtres humains, les mammifères marines respirent dans un contexte mortifère et irrespirable, ce qui en fait des figures d’enseignement, tout comme le sont les figures féministes noires américaines. Depuis le Covid-19, maladie respiratoire, et surtout depuis les crimes racistes des polices américaines et françaises, au cours desquelles les victimes sont si oppressées physiquement lors des arrestations qu’elles ne peuvent plus respirer, la respiration devient le cœur du vivant. Entre vivant·es terrestres et (sous-)marin·es, contraint·es dans leurs existences, la respiration est le lien de connexion. Ces relations sont déjà là, dit Alexis Pauline Gumbs, et elles sont dues à la survie du passage du Milieu et au fait que les navires négriers étaient utilisés pour la pêche à la baleine : la civilisation européenne était dépendante de l’esclavage de la même manière qu’elle était dépendante de l’huile de baleine. Parallèlement, la noyade se réfère aux traversées subies et originellement à la traversée transatlantique, celle de la Traite négrière. Un océan Atlantique qualifié de « mer d’ossements » [9], où les os des captif·ves se sont retrouvés dans les ventres des baleines alimentant l’idée de relation inter-espèces. Ce passage du milieu, dans le ventre des bateaux, a vu les noyé·es et celles et ceux qui ont continué à respirer, les non-noyé·es, entre noyade et souffle [10].
3 Publié initialement aux États-Unis en période de confinement durant la pandémie de Covid-19 en 2020, Alexis Pauline Gumbs explique que ce livre a permis de recréer un espace commun dans un moment de grand isolement. Quatre ans plus tard, le livre est publié en France et collectivement par une co-édition d’éditeur·rices Burn-Août (association publiant notamment Sara Ahmed en français, une histoire du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire ou encore un essai contre le fascisme) et Les liens qui libèrent. Cet ouvrage est arrivé en France avec le soutien de La Compagnie et de Dénètem Touam Bona lors de la proposition publique Éloge de la submersion issu du projet de recherche-création archipélique « Cosmopoétiques du refuge », présenté à Marseille en novembre 2024. Il y était question de célébrer le vivant face au « cosmocide » en cours et ce par une conjuration créatrice en convoquant les entités et les mondes de la Caraïbe, de la Polynésie, du Sahara ou du Brésil [11]. Maya Mihindou, présente à Marseille, est l’illustratrice du livre ce qui confère au texte un caractère esthétique mettant en valeur sa portée politique au regard du partage historique du sensible qui imprègne les manières de sentir, de voir et de dire par les sujets que sont les femmes et les mammifères marines. D’autre part, si Non-Noyées est l’ouvrage en anglais d’Alexis Pauline Gumbs, il est, en français, une œuvre collective et polyphonique, à la manière des liens que tisse Maryse Condé dans En attendant la montée des eaux (2010). Cela à partir du travail des co-traductrices : Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Rose B. Deux d’entre elles sont danseuses et témoignent de la corporalité du texte traversé par les liens entre humains et non-humains. Il est question de baleines, d’orques, de belugas, d’otaries, de phoques, de narvals, de cachalots, de marsouins, mais aussi de requins ; et la multiplicité des formes de leurs vies souvent mystérieuses, car capables de se reproduire dans des profondeurs marines insoupçonnables ou de mourir loin des côtes. En connectant la vie sous-marine avec la vie humaine sur terre, Alexis Pauline Gumbs se passionne pour les mammifères marins qui produisent des sons, font des sauts à la surface de l’eau, se repèrent par écholocalisation et vont à des profondeurs invivables pour nous, êtres humains. La mer occupe en effet une place particulière, elle est une hétérotopie, un « lieu inhabitable, profondément inhumain » [12], car nous ne pouvons y vivre sans être sur un bateau, nous devons apprendre à nager et « en mer nous sommes sans abri » [13], si vulnérables face aux êtres marin·es, peuple de la mer trop souvent oubliés.
4 Par-là, ce livre prend la forme d’incantations remplies d’amour aux mammifères marines, arbitrairement (re)nommées et classifiées, et surtout capturées, transpercées, étranglées, violentées, torturées, affamées, mutilées, chassées, pêchées et tuées dans les océans et les mers, Atlantique, Pacifique, Méditerranée, de l’Arctique jusqu’à l’Antarctique. Les humains ont fait, et font encore, aux autres vivant·es ce qu’ils ont fait et font encore à eux-mêmes. Alexis Pauline Gumbs fait le constat que le vocabulaire scientifique de la description est le même qu’au temps de l’anthropologie raciale, pour décrire la peau, les poils, les cheveux : les descriptions physiques ont des caractéristiques racialisantes. Dans les guides sur les mammifères marin·es du monde, qui rassemblent des informations scientifiques sur leur mode de vie afin de les identifier, l’autrice y retrouve les mêmes constructions coloniales, racistes, sexistes, hétéropatriarcalisantes qui veulent la mort. Les vies humaines et sous-marines sont malmenées et en proie à la violence du capitalisme global et à son processus extractif.
5 En cela, c’est un livre de combat (« sois féroce », « mets fin au capitalisme », « refuse », tels sont les titres des mouvements suivants), profondément féministe et antiraciste (« respecte tes cheveux », « reste noir·e »), recherchant l’action par et pour l’auto-détermination. Et les pratiques des mammifères marines y sont ici associées aux stratégies des mouvements de libération noire. Alexis Pauline Gumbs évoque les stratégies de survie des femmes et des hommes au capitalisme, qui sont en fait les mêmes que les stratégies de survie des mammifères marines. Fuite, exode, résistance, marronage, détournement, tout est valable pour échapper aux lois capitalistes de l’esclavage ou de la captivité des animaux. Le capitalisme déracine, abime le vivant par son rythme, sa pollution, le réduisant à l’état d’objet dans la cale des navires négriers et à l’état d’esclaves sur les plantations. Il détruit « rapidement ce qui a mis des milliards d’années à évoluer » [14]. L’autrice assume un éloge du ralentissement et de la vie, quelle qu’elle soit, en se cachant du capitalisme qui provoque montée des glaces et hausse des prix. De ce fait, ce livre invite à une appropriation pour travailler sa respiration en plongée sous-marine ou dans le cadre d’une communion spirituelle et méditative afin de survivre à « la surface des actualités, des réseaux sociaux et de leurs réactions superficielles » [15].
6 C’est un livre fasciné et sensoriel, écrit au fil des émotions, sous forme de confession, entremêlé de théorie et de pratique, où le.la lecteur·rice est interpellé·e. Cela va à l’encontre de la pratique coloniale de la science, qui établit une séparation entre objectivité et subjectivité, ce qui a rendu possible la violence contre les autres et contre soi-même. Par-là, Alexis Pauline Gumbs cherche à réintroduire une forme d’intimité et de relation au sein des publications scientifiques des chercheurs·ses [16]. Dans ce sillage, elle fait usage d’une écriture singulière, plus commune aux États-Unis et moins courante en France, qui tend à se développer dans une version contemporaine et politique de la poésie engagée, entre théorie politique empreinte de spiritualité et d’expérience vécue des dominations. Un « livre qui libère, un livre de libération » comme l’écrit adrienne maree brown (sans majuscule comme bell hooks) dans l’avant-propos [17]. Alexis Pauline Gumbs convoque une spiritualité conjointe à l’action en vue de donner plus de pouvoir aux actes militants et de force au collectif. Ceci à la manière de la féministe Gloria Anzaldua, dont la conscience politique s’est aiguisée à l’épreuve de la discrimination raciale, qui donnait du pouvoir aux pratiques du corps et aux formes inhérentes de militantisme à partir d’ateliers d’écriture créative, appelée « écriture organique ». « Pour moi », dit-elle, « la spiritualité est une source de subsistance, un mode de connaissance, un chemin de survie » [18].
7 En posant la question « comment être ensemble ? », Alexis Pauline Gumbs inscrit son travail d’apprentissage de la vie et de l’amour dans une question politique, d’abord à la recherche d’une voie de libération pour le féminisme noir (en évoquant les figures d’Ida B. Wells, Alice Dunbar Nelson, Fannie Lou Hamer, Beverly Smith, Barbara Smith, etc.), puis pour le vivant dans son entièreté. Elle est inspirée par la déclaration du Combahee River Collective qui soutient que « si les femmes Noires étaient libres, toutes les autres personnes seraient libres aussi, car [leur] liberté implique la destruction de tous les systèmes d’oppression » [19]. À travers une lutte contre l’oubli et le désir d’anhistoriciser, elle pratique une politique du souvenir en dialogue avec les mammifères marines qu’elle interpelle. Ce livre invite à témoigner des relations sacrées et intimes de l’autrice à ces animaux des profondeurs, toutes femelles, auxquelles elle adresse toute la gratitude de vivre à leur côté. La place donnée à la déclaration d’amour est centrale, au sens où l’amour est, comme chez bell hooks, une partie intégrante, un moment nécessaire de la lutte pour mettre à bas la domination. L’amour est un horizon politique, un outil de liberté et une puissance d’agir éthique en vue d’une sagesse queer. L’autrice fait le pari audacieux d’embarquer sa lectrice et son lecteur dans des aventures qui ne cessent de se répondre depuis les abysses sous-marins aux vies terrestres afin de « donner de nouvelles profondeurs à [sa] vie » [20], cela à l’échelle d’une respiration planétaire et solidaire.
Notes
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[1]
Alexis Pauline Gumbs, Non-Noyées. Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marines, Éditions Burn-Août et Les Liens qui libèrent, 2024 [2020], p.75.
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[2]
Ibid., p.35.
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[3]
Ibid., p.81.
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[4]
Ibid., p. 28.
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[5]
Ibid., p. 22.
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[6]
Ibid., p. 127.
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[7]
Ibid., p. 223.
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[8]
Gumbs, Alexis Pauline, Survival is a Promise: The Eternal Life of Audre Lorde, Éditions Allen Lane, 2024.
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[9]
Alexis Pauline Gumbs, Non-Noyées, p. 174.
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[10]
Non-noyées, p. 14.
- [11]
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[12]
Roberto Casati, Philosophie de l’océan, Paris, PUF/Humensis, 2022, p. 40.
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[13]
Ibid., p. 16.
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[14]
Non-noyées, p.36.
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[15]
Ibid., p. 189.
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[16]
Ibid., p. 25.
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[17]
Ibid., p. 17.
-
[18]
Gloria Anzaldúa, « Foreword », in Randy Conner, David Sparks et Mariya Sparks (dir.), Cassell’s Encyclopedia of Queer Myth, Symbol and Spirit. Gay, Lesbian, Bisexual and Transgender Lore, New York, Cassell, 1997, p. vi.
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[19]
Combahee River Collective, « Déclaration du Combahee River Collective », Les cahiers du CEDREF, 14 | 2006, 53-67, https://journals.openedition.org/cedref/415
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[20]
Non-Noyées, p. 18.

