Jean-Christophe Goddard. Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, Wildproject, 2024.
1 Commençons par tuer la philosophie occidentale, et incidemment par la fin de l’ouvrage : Jean-Christophe Goddard clôt son livre par le crâne de Descartes, qu’il prend comme métaphore d’une métaphysique centrée sur la pensée (donc de l’être), réinterprétée, relue, dérangée par un petit fragment de L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola, dans la traduction de Raymond Queneau. Dans ce petit extrait, on suit un gentleman « complet » qui se montre au marché. Très beau, très séduisant. Parfait exemple du colon britannique. « S’il avait été une marchandise ou un animal à vendre, on l’aurait vendu au moins deux millions de francs. » Le narrateur, conquis, le suit en forêt et là, surprise : « voilà que le gentleman complet […] se met à rendre à leurs propriétaires les membres qu’il leur avait loués, et à leur payer le prix de la location. En arrivant à l’endroit où il avait loué son pied gauche, il tire dessus et l’enlève, il le rend à son propriétaire et le paie » (p. 239). Ainsi, chaque organe est-il rendu à son propriétaire, avec intérêts. Tant et si bien que le gentleman « complet » se décompose progressivement, se dépare même de sa peau pour n’être plus… qu’un crâne. Symbole, pour Jean-Christophe Goddard d’une vision contre-anthropologique d’Amos Tutuola sur le colon britannique, et, plus largement, sur une métaphysique fondée en Sorbonne de continents discursifs légitimant les violences, au loin. « Crâne » est bien le nom de l’Occident, conclut Jean-Christophe Goddard, reprenant et glosant Graeber : ce « Crâne » est celui qui a défini une tradition textuelle capable de légitimer l’expropriation des terres dont le colonialisme européen avait besoin, détachée des corps et des relations qui fondent un rapport au vivant – voire, d’une tradition textuelle qui se fonde sur le déni de ses racines coloniales qu’elle ne souhaite pas voir.
2 C’est, bien sûr, une boutade que de relire Descartes par Tutuola. Que d’enterrer le « Crâne » avec de la littérature. D’autant que l’ouvrage est servi par une langue qui se veut singulièrement en dehors des canons de la conversation scientifique habituelle. Mais cette boutade correspond en réalité assez bien à la trajectoire de Jean-Christophe Goddard, professeur de philosophie à Toulouse 2 Jean Jaurès, ayant mené une première vie scientifique en tant que spécialiste de Fichte. Sa trajectoire intellectuelle a néanmoins été « percutée » par les textes d’un autre écrivain – et l’on commence à sentir combien la littérature est importante dans ce livre –, Sony Labou Tansi. Dès lors, Goddard porte une attention critique aux pensées décoloniales, en animant un séminaire intitulé « Penser les décolonisations », en collaborant à un cycle de rencontres « Corpus Africana » à Toulouse, ou encore en écrivant avec Julie Peghini et Xavier Garnier au sujet de la pensée et du théâtre de Sony Labou Tansi.
3 Ce sont d’autres gens reflète ces interrogations au sujet de la responsabilité de la philosophie, en tant que discipline, dans l’élaboration de ce que Sony Labou Tansi appelle un « cosmocide » et plus largement d’une logique extractiviste outrancière servant un capitalisme mondialisé. Rien de moins que la mort du « Crâne » donc : l’enjeu est de taille. L’ouvrage se déploie en sept chapitres qui proposent une histoire globale des contre-anthropologies du monde blanc en connectant, ce qui est assez rare tant nos disciplines universitaires sont souvent cloisonnées en silo, l’Amérique et l’Afrique, en regard de l’Europe. La perspective est celle d’un contre-savoir, d’une critique indigène du capitalisme, qui mêle littérature et philosophie. C’est également un ton spécifique qui accompagne l’ouvrage, en dehors du ton de l’université, que Goddard dit être celui d’une « colère radicale » (p. 47) – colère face aux dévastations actuelles, colère face à la colonialité toujours actuelle du droit constitutionnel français, colère face aux dénis d’ignorance et de dé-culpabilisation qui constituent notre quotidien politique.
4 L’ouvrage fait montre d’une érudition qui fait feu de tout bois, en partant d’Eve Tuck et de Wayne Niang, avec La Décolonisation n’est pas une métaphore dans sa récente traduction en français chez Rot Bo Krik, de Samir Boumedienne et la « colonisation du savoir », d’abondantes discussions d’Eduardo Viveiros de Castro, mais aussi (et c’est ce croisement qui me semble fertile) de nombreux auteurs africains, avec parmi eux, Patrice Yengo et les Mutations sorcières du bassin du Congo, Joseph Tonda et l’Afrodystopie, ou encore le classique Eboussi Boulaga avec la célèbre Crise du Muntu. Il s’agit de brasser très large, donc, mais aussi et surtout de croiser des bibliographies qui ne se rencontrent pas souvent. Il s’agit donc de faire œuvre de croisements, pour entremêler différentes pensées de la colonialité à l’œuvre, hier et aujourd’hui, entre les continents.
5 Les découpages en chapitres ne sont pas linéaires et téléscopent volontiers les chronologies et les géographies. Le premier chapitre, intitulé « Un cosmocide français » est d’emblée ancré dans la lutte : il rappelle la dimension immédiatement contemporaine du fait colonial français en décrivant le projet « Montagne d’or », en Guyane, par le biais notamment des textes de Félix Tiouka puis avec ceux d’Alexis Tiouka. Dans Petit guerrier pour la paix se pose en effet chez ce dernier la question de la colonialité du droit constitutionnel français, par exemple dans la conception de la terre, des fleuves et de leurs usages. Moquant les éléments de langages proposés par l’État français (« mine responsable », « croissance verte »), Goddard montre bien que la question de l’usage du sol repose sur des conceptions de l’attachement et du rapport à la terre radicalement différentes, entre les associations au fondement des marches de résistance et l’État français.
6 Les chapitres suivants alternent entre des points d’ancrage en Amazonie et en Afrique centrale, avec un tropisme congolais assez fort, et des empans chronologiques très larges, entre la fin du XVIIe siècle et le contemporain. La matrice conceptuelle de l’ouvrage est fournie par Roy Wagner dont l’Invention de la culture décrit les cultes « cargo ». Ces cultes mélanésiens se caractérisent par le culte d’un avion-cargo en Papouasie Nouvelle Guinée, sous la forme de scènes d’aéroports fictifs et de métaphores parodiques de la puissance coloniale par les colonisés. Ces théâtres fictionnels ont eu pour but d’objectiver la folie des Blancs et de donner à voir la destruction de leurs modes de vie. Le « cargo » est devenu, par extension, le symbole des contre-regards indigènes. Joseph Tonda parle à cet égard de « contre-colonisation de l’imaginaire blanc ».
7 Ces contre-anthropologies sont définies plus loin, à travers une lecture de Viveiros de Castro, comme une « métaphorisation critique “comme vie et relation” de l’ordre stérile, extractiviste et productiviste de la modernité, par quoi les peuples colonisés objectivent celle-ci et cherchent à se la rendre intelligible en raison d’un “choc culturel prolongé et répété” que constitue pour eux l’expansion politique et économique de la société européenne » (p. 119).
8 Goddard dresse un inventaire de ces formes de récits, performances, narrations, avec, à chaque fois, en jeu, une redéfinition de la puissance coloniale blanche par le biais de millénarisme ou de théâtres de la guérison fortement marqués par le rire. Par l’absurdité de ces corps rencontrés, expérimentés dans l’espace théâtral et fictif, puis finalement présentés comme irréductiblement ridicules, petits, en dernière instance définis par leur inanité (p. 64). C’est également cette puissance comique qui se dégage des « danses de De Gaulle » comme contre-anthropologie de la blanchité (p. 76) ou encore de la scène des haukas à Accra dans Les Maîtres fous de Jean Rouch (p. 85). Loin d’être psychothérapique, cette scène ne « guérit » rien : elle ne soigne pas les possédés, comme le suggère l’une des interprétations traditionnelles. Elle produit une critique radicale de la colonisation britannique, où la locomotive, le gouverneur, les différents acteurs « débattent » pour ne rien dire, crachent et bavent, et où la violence est celle de la puissance coloniale manifestée dans la scène et sur scène, dans la cour. L’ethnographié ethnographie la violence et l’absurde, en acte, en les performant, par un contre-regard qui vise, avant tout, à s’en moquer, à en rire, car tant de folie de « l’autre » ne vaut pas plus qu’un éclat de rire.
9 Ce « colonialisme des ombres », cet « État honteux » qui caractérise le postcolonial, est lu par l’intermédiaire de textes d’Aimé Césaire et de Sony Labou Tansi, décrivant tous deux le personnage martyr de Patrice Lumumba, et, en regard, la personne de Mobutu en despote total dans Machin la Hernie notamment. Goddard relit ces pages, en regard des théâtres de la Kimpa Vita réélaborés par le Rocado Zulu. En particulier, la pièce Une vie en arbre et chars… bonds se déroule tout entière autour d’un arbre, l’arbre-ventre de la Terre. Les personnages tournent autour, le marchandisent, spéculent, se le cèdent mutuellement comme patrimoine inaliénable, avant d’en faire une attraction où le monde entier viendrait se ruer pour l’admirer. Projets de parkings gigantesques, gares, aéroports : tout un monde du développement durable est parodié, repris littéralement, grossi, puis littéralement vomi. Car la langue se défait à force d’enfler et les personnages ne sont plus que des caricatures misérables, reflets néanmoins très réalistes d’un monde qui s’est lui-même défait. « À cause de l’arbre que voilà, ce trou va devenir le ventre du monde […]. Nous n’avons pas trois mois pour faire de ce trou du cul un endroit potable. Dieu fit de la lumière avec du rien, nous devons, nous, la faire avec de la merde » (p. 76). Le danger serait d’avoir peur – le secret est de ne pas prendre au sérieux, du tout, ces personnages. Sony dit qu’il a failli prendre au sérieux Mobutu ; ce qu’il invite à – surtout – ne pas faire pour ces personnages dangereusement proches de la réalité, mais ils n’en valent en fin de compte pas la peine, car leur « monde » ne vaut rien. Mieux vaut en rire.
10 Ce « perspectivisme de l’autre » (dont le cœur est le chapitre 5) va parfois un peu loin, comme cette lecture de la flèche prise dans l’œil par le premier navigateur à avoir descendu l’Amazone depuis les Andes, Francisco de Orellana, à travers son heaume. Que la danse wayana qui en résulte (p. 113) puisse raconter un traumatisme colonial, une mise en scène de l’altérité est somme toute possible, mais qu’elle décrive littéralement « un savoir anthropologique d’un point de vue natif » sur cette expédition de 1545 me laisse quelque peu rêveuse, tant les performances disent en réalité davantage sur notre présent, réélaboré, commenté, que sur un passé lointain. Les « traditions » ne parlent jamais mieux du passé que lorsqu’elles en livrent un commentaire d’actualité, sur notre vie commune et conjointe. Quoi qu’il en soit, toujours, en filigrane, ces danses se terminent par un « grand éclat de rire ». Colère et rire constituent bien les deux principaux affects de l’ouvrage, au milieu d’une débordante bibliothèque, où les descriptions anthropologiques alternent avec les extraits de fiction, en étant juxtaposées et mises sur un plan d’équivalence dans l’argumentation. Les livres, « peaux d’images » décrites au chapitre 7, sont le point d’une discussion de Davi Kopenawa et Bruce Albert, dans La Chute du ciel, que Goddard propose de lire comme un concept critique de la textualité occidentale, en lien avec une critique du monothéisme.
11 Comment écrire autrement la philosophie aujourd’hui, en tenant compte de l’évidence d’une décolonialité à faire advenir dans les pratiques : c’est bien la question posée par l’ouvrage. Tandis que d’autres traditions critiques universitaires comme l’histoire ou l’anthropologie intègrent depuis bien longtemps une pratique « à parts égales » pour reprendre l’expression de Romain Bertrand (mais on peut également lire les débats sur les sources orales de l’africanisme des années cinquante comme révélateur de ce même élan), ces textes issus du courant Modernité / Colonialité du « décolonial » ont d’abord reçu un accueil relativement froid en France. Peut-être faut-il y voir la trace de l’antériorité de ces traditions universitaires déjà acquises aux « autres parts » de la fabrique des savoirs – ce qui s’est paradoxalement soldé par un retard français dans l’intégration des postcolonial studies puis du décolonial, ou du moins par des réceptions différenciées selon les générations de chercheurs dans le champ académique.
12 La notion de « contre-anthropologie décoloniale du monde blanc » est éminemment utile, et je ne peux que me réjouir de voir advenir des recherches au croisement des disciplines, entre littérature, philosophie et anthropologie. Néanmoins, il existe de nombreux autres exemples de commentaires critiques du « monde blanc », qui ne rentrent pas dans les définitions de cette contre-anthropologie, au sens où ils ne participent pas du tout de ce « grand éclat de rire » décrit par Goddard. Je pense par exemple aux récits des émirs haoussa à Londres dans les années trente, qui sont analysés par Moses Ochonu dans le récent Emirs in London, ou encore aux récits de voyages swahili en Russie et en Europe de l’Est à la fin du XIXe siècle traduits et annotés par Nathalie Carré. Des ententes de classe, entre notables, se font jour, et des parties de polo viennent alterner avec des descriptions des biens de consommation de masse, ou des commentaires concernant l’artillerie lourde. Sans venir invalider la nécessité d’une contre-anthropologie décoloniale, ces sources multiples racontent autrement des compromis, des critiques alternatives, des co-constructions de discours sur le contemporain, où l’hybridité des modèles génériques vient nuancer les conclusions de l’ouvrage de Goddard. Nécessaire et précieuse, cette vaste enquête de Goddard montre surtout la fertilité d’un domaine de recherches en pleine expansion, venant nourrir les réflexions sur les « mondes » communs, avec une merveilleuse maestria, entre colères et éclats de rires.

