Meryem Sebti, Avicenne. Prophétie et gouvernement du monde, Paris, Cerf, 2021.
1 Meryem Sebti, directrice de recherche au CNRS et spécialiste d’Avicenne, nous livre ici une étude stimulante et une traduction minutieuse du livre X de la métaphysique du Livre de la guérison (Kitāb al-Šifā’) d’Avicenne, qui traite de la prophétie et du fondement des communautés humaines. Le prophète, pour le philosophe persan, ne se réduit pas à la figure théologique du messager, il est « doté d’une fonction métaphysique majeure » comme l’affirme l’autrice, qui explore ainsi tout au long du livre la prophétie comme concept philosophique. Toute une tradition théologique islamique a fait du prophète de l’islam une figure sacralisée qui, certes, se distingue de la perfection divine, mais ne conserve pas moins une sorte de statut d’impeccabilité, qui justifie qu’il soit pris pour modèle et qu’on légifère à partir de ses paroles. Avicenne intègre cette perfection du modèle prophétique à la « structure » de sa métaphysique. On a souvent dit que les philosophes arabes prémodernes avaient opéré un syncrétisme innovant entre la métaphysique des Grecs et le monothéisme islamique. Meryem Sebti montre une fois de plus à quel point la métaphysique, avicennienne en l’occurrence, a été novatrice par rapport à celle de ses prédécesseurs Grecs. Dieu, en tant qu’intellect pur, ne connaît pas les particuliers et ne saurait donc s’intéresser au monde sensible. Pourtant, il décide d’envoyer un prophète aux hommes, leur faisant don de sa Providence. L’autrice montre que le livre X de la métaphysique du Šifā’, centré sur la prophétologie, est tout entier occupé à résoudre cette apparente contradiction. En effet, contrairement à ce qu’on pourrait attendre d’une métaphysique naturaliste, la providence divine n’est pas sécularisée dans une nécessité de nature, mais relève bien d’une providence « morale » qui, loin de se réduire à une nécessité aveugle, « fait toujours, entre deux possibilités, advenir la meilleure » (p. 11). Ainsi, c’est par la providence divine que les hommes sont dotés de cils et d’une plante de pied voutée, inutiles en apparence, mais qui facilitent l’existence. D’autre part, le prophète seul peut fournir aux hommes les normes morales qu’ils ne peuvent découvrir par eux-mêmes. On sait que la question du fondement des normes morales fait partie des questions sur lesquelles les ašʿarites – pour lesquels, comme chez Avicenne, le fondement des normes morales ne peut pas être la raison et doit donc être la Révélation – se sont distingués des muʿtazilites – pour lesquels, au contraire, les hommes peuvent établir ces normes par le seul moyen de leur raison. En se concentrant sur le livre X de la métaphysique du Šifā’, qu’elle interprète au moyen de sa maîtrise de l’ensemble du corpus avicennien, le livre de Meryem Sebti s’inscrit ainsi dans un courant de la recherche contemporaine, qui vise à réévaluer de manière dynamique l’apport de la théologie islamique à la philosophie, trop vite relégué à un conflit entre le dogme et la raison par un certain orientalisme vieillissant.
2 Le livre est divisé en deux parties. La première porte sur la fonction métaphysique et noétique de la prophétie, tandis que la seconde se concentre sur un aspect trop peu étudié d’Avicenne, à savoir sa philosophie politique, dont Meryem Sebti analyse les soubassements théologiques. La première partie se concentre ainsi sur ce que l’autrice nomme la « fonction médiatrice » du prophète, intermédiaire nécessaire dans les mouvements de procession (du premier principe au monde sublunaire) et de conversion (du monde sublunaire au premier principe) qui, tous deux, « s’articulent autour de la personne médiatrice du prophète » (p. 19). Meryem Sebti rappelle ainsi les grands moments de la procession avicennienne, à la « tonalité très néoplatonicienne » (p. 32). Ce mouvement processionnaire articule le qaḍā’, le décret divin, au qadar, le déterminisme causal au sein duquel le décret se réalise (p. 25). La providence divine ne saurait donc se réduire à une nécessité naturelle, bien qu’elle se réalise par son intermédiaire. Le prophète a également une fonction noétique, que l’autrice connaît bien du fait de ses études sur le traité de l’âme du Šifā’ [1], et dont elle rappelle ici quelques points importants. Le prophète dispose ainsi d’un mode de connaissance spécifique, non discursif, qu’Avicenne nomme l’intuition (ḥads), et qui lui permet de percevoir immédiatement les formes intelligibles. Meryem Sebti examine également ce qu’elle appelle la « fonction médiatrice de l’imagination du prophète » : ce dernier perçoit à l’état de veille ce que certains hommes perçoivent, du monde invisible (ʿālam al-ġayb) à l’état de sommeil. Ainsi, par sa puissance de représentation, il peut transmettre aux hommes ce qu’il reçoit par inspiration divine (waḥī), d’une manière, toutefois, simplement imitative. C’est le statut de cette imitation, qui n’est pas pleinement et parfaitement fidèle à l’inspiration, qui rend nécessaire le travail exégétique pour en comprendre le Parole : « le Coran n’est pas la parole de Dieu stricto sensu, mais la parole par l’intermédiaire de laquelle le prophète transmet aux hommes les visions du monde céleste » (p. 129). Contrairement à al-Fārābī, qui ne nomme pas le prophète et développe plutôt ce que Deleuze appelait un personnage conceptuel, Avicenne parle bien de Muḥammad, le prophète de l’islam (p. 121). Le travail exégétique du Coran doit alors être effectué par le philosophe, seul à même de comprendre par des syllogismes ce qui est exprimé en images. Toutefois, l’exégèse n’est pas une traduction point par point d’un langage dans un autre, le travail du philosophe exégète consiste également à distinguer les versets qui nécessitent une interprétation des autres. Or, parmi ceux qui témoignent d’une assimilation anthropomorphique, tous ne doivent pas être traduits dans un langage rationnel, témoignant ainsi de la « double causalité » qui s’exerce sur le monde sublunaire : celle de l’Intellect agent et celle la causalité secondaire (p. 148). Dieu veut le bien et n’est pas uniquement un premier principe philosophique, duquel le monde émanerait par voie de nécessité naturelle. C’est pourquoi il envoie des prophètes aux hommes en fonction de leurs besoins spécifiques. La šarīʿa, la Loi, leur est révélée comme un don de Dieu, sans lequel ils seraient incapables de fonder une communauté politique.
3 L’analyse du rôle théologico-politique du prophète est l’objet de la deuxième partie. Comme tous les penseurs musulmans de son temps, Avicenne considère les êtres humains comme des êtres fondamentalement sociaux, pour lesquels l’association est d’abord un « lieu d’échanges » nécessaire (p. 162) : la cité est fondée sur le besoin mutuel des hommes entre eux. Comme tous les penseurs musulmans de son temps également, il considère que l’association humaine n’est pas spontanée : une cité est une multiplicité d’individus hétérogènes qui ne peut tenir sa cohérence et son unité que d’un principe directeur extérieur. Si tous s’accorderaient là-dessus (tant les philosophes que les auteurs de miroirs des princes), le statut de ce principe directeur fait débat. Avicenne considère, on l’a vu, que les hommes ne sont pas capables de connaître les normes morales par leur seule raison : « chacun considérant comme juste ce que les autres lui doivent et injuste ce qu’il doit aux autres » (Avicenne, cité p. 163). Ainsi, il y a non pas un relativisme moral, mais une perception relative de la morale chez Avicenne, dans la mesure où elle dépend de la complexion de chaque individu ou de chaque groupe d’intérêts. Toutefois, de la relativité de cette perception, il ne conclut pas à la relativité réelle de son objet, à savoir la justice. Celle-ci, certes, ne relève pas du logos. Non pas parce qu’elle dépend réellement de la perception de chacun, mais, au contraire, parce qu’elle transcende la capacité humaine de percevoir. Le prophète apporte la Loi aux hommes, comme principe directeur qui transcende la communauté humaine. La Loi sert ainsi à fonder la communauté politique par son extériorité à la communauté qu’elle fonde. Il existe une tradition occidentale sécularisée de cette pensée du législateur qui doit imposer une loi qui transcende l’interprétation humaine. Même chez Rousseau, la volonté générale ne peut s’exercer qu’à partir d’une législation, quasi divine, qui en fonde la possibilité. D’une certaine manière, cette tradition qui consiste à penser la nécessaire extériorité de la loi qui, pour s’imposer aux hommes, doit transcender leur puissance négatrice, passe par Avicenne. Meryem Sebti cite Pascal (note 380 p. 188), et il y aurait probablement une généalogie à creuser dans cette direction, dans la mesure où, comme elle le rappelle, « la souveraineté appartient de droit à certains hommes bien que leur choix doive être validé par consensus » (p. 173). Ce que semble montrer Meryem Sebti, c’est qu’il y a une double transcendance de la Loi dans la théologie politique avicennienne : une transcendance de son origine (divine) et une transcendance de sa fin, le salut de l’âme. Si le besoin rend nécessaire toute association humaine, ni son origine ni sa fin ne dépendent à proprement parler de cette association. C’est pourquoi l’autrice affirme qu’« il paraît difficile d’affirmer l’existence d’une authentique science politique chez Avicenne » (p. 175). Si la prophétie relève d’une nécessité rationnelle, elle n’en est pas moins le résultat d’une Volonté divine, et donc de la Providence, du fait que Dieu veut le bien des hommes. Or, « sans le prophète, l’injustice régnerait et la vie sociale serait impossible : l’espèce humaine dépérirait » (p. 184). Toute politique est donc théologico-politique. Toutefois, cela ne signifie pas que le politique consiste simplement en l’établissement de normes universelles. Comme chez al-Fārābī, le prophète législateur doit adapter sa législation à une communauté particulière, dans la mesure même où la politique implique une éthique, et donc une réforme des mœurs. Celles-ci étant variables selon les communautés, le prophète doit être capable d’édifier des lois adaptées aux différentes sociétés : « c’est la puissance de re-présentation du prophète, qui, par imitation de ce qu’elle a vu du monde céleste, produit un discours législatif particulier qui ne relève pas de l’universel » (p. 191). Ce discours législatif doit donc être interprété. La Loi chez Avicenne, nous dit Meryem Sebti, « s’adresse avant tout au commun des hommes » (p. 193), selon une distinction bien courante dans la philosophie arabe entre la masse (al-ʿāmma) et l’élite (al-ḫāṣṣa). Dans ce cadre, la loi ne vise pas seulement la contrainte extérieure des corps, mais aussi la réforme intérieure des mœurs : « la dimension eschatologique et théologique de l’éthique avicennienne exige des hommes non seulement une action morale adaptée, mais aussi une intention purifiée et orientée vers Dieu » (p. 200). Si le politique a une dimension eschatologique, c’est qu’il s’inscrit dans une temporalité humaine, comprise comme un intervalle entre l’Origine et la Fin au sein duquel prend place l’histoire.
4 Meryem Sebti montre d’autre part qu’Avicenne reprend à Platon sa structure tripartite de la cité, entre les administrateurs (al-mudabbirūn), les artisans (al-ṣanāʿ) et les gardiens (al-ḥafaẓa) (p. 203), ainsi que l’assignation de chaque citoyen à une fonction précise, tout en y intégrant des prescriptions et interdictions typiquement coraniques, étrangères aux Grecs. La cité idéale avicennienne peut s’inspirer des Grecs, dans la mesure où elle semble partager avec elle un certain holisme : « la béatitude suprême ne s’obtient pas en conservant son individualité » (p. 210). Cela implique que la liberté véritable ne consiste pas dans un écart par rapport au déterminisme divin, auquel sont soumises les actions humaines, mais dans un devenir purement intellectuel. Toutefois, le problème, tel que Meryem Sebti l’analyse, résulte en celui de concilier un système métaphysique, qui semble laisser peu de place à la contingence, et l’application de la loi morale prophétique qui, à première vue, tire son efficience de la responsabilité humaine. Comment les hommes peuvent-ils se soumettre volontairement à une loi, censée leur assurer le salut éternel, si aucune de leurs actions n’échappe à la prédestination divine ? Ce problème théologico-philosophique n’est bien sûr pas propre à Avicenne, mais se pose dans le cadre de toute théologie qui cherche à concilier l’eschatologie, la responsabilité humaine et la toute-puissance divine. Il n’est pas certain que la contradiction apparente soit complètement levée par Avicenne. Meryem Sebti montre néanmoins que la loi révélée sert de guide aux hommes, elle est la condition de possibilité de leur conversion vers l’intellectualité pure, pour les plus aptes, vers le respect des normes sociales, pour les autres, sans pour autant leur permettre de quitter leur « position », celle par laquelle ils s’intègrent à la structure de la cité. Même les prophètes, les sages et les philosophes, « qui seuls sont authentiquement libres » (p. 222), ont une fonction, métaphysique en ce qui les concerne, qui leur est assignée. Toutefois, la Loi, d’une certaine manière, n’est pas faite pour eux, en tout cas pas prioritairement, mais pour les hommes du commun, la ʿāmma. Il y a une différence éthique et eschatologique entre les hommes de l’élite et ceux du commun. Si les premiers ont la loi morale profondément inscrite en eux, à titre de vertu théorétique, la loi agit sur les seconds à titre de contrainte extérieure, qui peut éventuellement conduire à une intériorisation et à une conduite mimétique.
5 Finalement, c’est l’ensemble de la métaphysique avicennienne qui soutient la nécessité, tout à la fois rationnelle et éthique, de la prophétie. L’autrice nous livre en annexe une nouvelle traduction du livre X de la métaphysique du Šifā’. Elle se fonde sur l’édition du Caire, à laquelle sont apportées quelques corrections tirées de celle H. Z. Amoli. Ce très beau livre de Meryem Sebti permet ainsi de réévaluer l’importance décisive de la théologie politique avicennienne, qui puise tant dans la tradition hellénistique antique que dans la théologie islamique, dont l’apport à la philosophie arabe a été longtemps sous-estimé.
Notes
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[1]
Voir M. Sebti, Avicenne. L’âme humaine, Paris, P.U.F., 2000 ; ainsi que le livre qu’elle a dirigé avec D. de Smett, Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du IXe au XIIe siècle, Paris, Vrin, 2019.

