L'historiographie grecque moderne (1974-2000). L'ère de la tradition, de la dictature à la démocratie

1L’année 1989 fut une année importante, non seulement en Europe de l’Est, mais aussi en Grèce : au cours de la même année, le gouvernement socialiste d’Andreas Papandreou s’effondra dans un fracas de corruption, et la droite et la gauche, toutes deux jadis ennemies durant la Guerre Civile, formèrent une coalition. C’est l’oubli, et non la mémoire, qui était en jeu. Le premier acte d’oubli consista à brûler en public les fichiers de police de la sécurité. De très nombreux matériaux utiles à la recherche historique, rassemblés par l’État au sujet des activités et du comportement d’un nombre important de citoyens depuis l’entre-deux-guerres, furent détruits dans un consensus général, en dépit des protestations d’historiens professionnels. La fin des années quatre-vingts fut marquée en Grèce par une vague de critique sociale, avec pour cible principale la dégénérescence en populisme des espoirs placés dans la démocratisation et l’échec à s’élever aux normes européennes requises pour intégrer l’Union Européenne. Cette critique, qui avait pour point de départ une stagnation de l’économie, se transforma en critique sociale et culturelle. Débordant du discours politique jusque dans les médias, elle a depuis lors renversé l’idée principale sous-jacente à toutes les mobilisations politiques et sociales, – idée selon laquelle le principal obstacle au progrès du pays était l’État autoritaire et l’intervention étrangère dans les affaires de la Grèce. Dès lors, c’est la société grecque qui était responsable du retard du pays.

2Dans les années quatre-vingt-dix, la guerre civile en Yougoslavie et l’émergence de la République de Macédoine, l’instabilité en Albanie et ses effets sur la minorité grecque de ce pays, la crise perpétuelle dans les relations entre la Grèce et la Turquie furent autant d’événements qui transformèrent l’objet de la critique. En dehors du retard de la société, elle avait pour nouvelles cibles le danger de « réduction de l’hellénisme » et la « perte de l’identité grecque ». Cependant, toute critique masque une nouvelle campagne idéologique. Le besoin du retour aux origines et à l’histoire nationale apparaissait de manière flagrante dans la culture et un nouveau nationalisme s’empara du pays au cours de ces années. Lorsqu’en 1991, la République de Macédoine proclama son indépendance à l’égard de l’ex-Yougoslavie, la Grèce réagit en s’intéressant au nom de la nouvelle République. Macédoine, le nom du royaume d’Alexandre le Grand, était considéré comme « faisant partie de l’histoire de la Grèce », usurpé par les « faux » Macédoniens. Les réactions quant à ce nom furent plus inquiètes dans le nord que dans le sud de la Grèce et prirent la forme d’une mobilisation massive. Les médias, les politiciens locaux, les municipalités, les associations culturelles locales, l’Église et tout ce qui constituait les niveaux politiques intermédiaires furent à l’origine de cette protestation à l’encontre de la « falsification de l’Histoire ». D’immenses rassemblements de population furent organisés à Thessalonique, à Athènes et dans toutes les grandes villes.

3L’histoire, la linguistique et surtout l’archéologie furent lourdement mises à contribution lors de cette protestation. Les fouilles réalisées par le professeur Manolis Andronikos à Verghina dans les années soixante-dix avaient mis au jour un tombeau royal attribué au roi Philippe, père d’Alexandre [1]. Cette tombe devint un nouveau site sacré de la mémoire nationale. Une excursion à Verghina était non seulement obligatoire pour les écoliers, mais faisait partie de l’accueil des étrangers en visite à Thessalonique. Sur l’urne d’or contenant les os du royal défunt était gravée une étoile, ou bien un soleil. Cet astre, appelé « étoile macédonienne », ou « soleil macédonien », devint un nouvel emblème national, décorant des objets très divers, des pièces de monnaie jusqu’aux monuments et drapeaux nationaux, des sacs en plastique de supermarché jusqu’aux tickets de bus. Un symbole jusqu’alors inconnu devint le symbole éternel de l’hellénisme macédonien. Mais ce même emblème devint aussi le drapeau officiel de la République de Macédoine. Ainsi, de chaque côté de la frontière entre les deux pays s’élevait une étoile macédonienne aux couleurs de la nation : bleu et or au sud, rouge et or au nord. L’adoption de ce symbole par la République de Macédoine fut considérée en Grèce comme une nouvelle preuve de l’usurpation de l’histoire de la Grèce par l’autre clan. Cette protestation incessante se traduisit par des sanctions commerciales imposées par la Grèce à la nouvelle République. Cependant, cette vague de nationalisme eut pour résultat le plus grave d’empêcher le compromis tenté par le premier ministre Kostas Mitsotakis et d’entraîner la chute du gouvernement.

4Trois années durant, une longue vague de nationalisme fut tellement prépondérante que toute autre voix avait du mal à se faire entendre. L’arrière-plan intellectuel de ce conflit, c’était l’appropriation du passé. Il concernait une structure profonde du sentiment historique, cultivé en Grèce depuis l’émergence d’un État national. En Grèce moderne, les attitudes à l’égard de la question macédonienne récapitulaient la trajectoire de la conscience historique et du sens du passé [2].

Histoire et Démocratie

5« Metapoliteusi » est le terme désignant la période de transition entre la dictature et la démocratie en Grèce. Ce mot signifie la transformation du régime politique. Bien que tous s’accordent sur le moment où la metapoliteusi a commencé (la chute de la junte militaire le 23 juillet 1974), on spécule beaucoup sur la fin de cette période et par conséquent, on propose plusieurs dates pour cette fin. C’était une année zéro, non parce que sept années de dictature militaire s’étaient achevées dans le chaos, au bord d’une guerre avec la Turquie, mais parce qu’avec la chute de cette dictature, une période de troubles et de clivages politiques qui avait débuté soixante ans auparavant, durant la Première Guerre mondiale, touchait à sa fin. D’ailleurs, dans le dernier quart du xxe siècle, la société grecque était entrée dans une nouvelle phase, qui s’acheva par la pleine intégration du pays dans l’Union Européenne. C’est durant cette période que se sont formés la véritable communauté d’historiens et le cadre de la recherche historique. Cet article a pour objet cette communauté et le fruit de son activité intellectuelle.

6Le développement de l’historiographie grecque moderne n’étant pas seulement une question domestique, son étude ne s’est pas limitée aux milieux professionnels [3]. D’abord, le lien étroit entre les études de l’histoire de la Grèce moderne menées en Grèce et à l’étranger existe de longue date, depuis le début du xixe siècle, et a à voir avec la création de l’espace idéologique qu’occupe la Grèce moderne dans l’imaginaire européen, ainsi qu’avec la manière dont la Grèce moderne se conçoit elle-même. Ensuite, comme l’Histoire s’est vu attribuer un rôle particulier dans l’idéologie nationale grecque, les études historiques se sont développées à l’intérieur tout comme à l’extérieur du monde académique. Au xixe siècle, les principaux historiens étaient des professeurs d’université. Durant la majeure partie du xxe siècle et surtout au cours des années de rivalités politiques, de nouvelles conceptions de l’Histoire émanaient d’historiens extérieurs à l’Académie (ou en marge de celle-ci). À la fin du xxe siècle, on tendait à inclure les historiens au sein de l’Université.

Repères chronologiques et générations

7Depuis 1974, on assiste à une importante prolifération de publications relatives à l’histoire de la Grèce moderne, sans commune mesure avec ce qui s’est fait précédemment. La production de livres historiques a atteint son apogée au milieu des années quatre-vingts et s’est maintenue au cours des années qui ont suivi. Depuis l’an 2000, parmi les sciences sociales, ce sont les publications historiques qui occupent la première place sur le marché du livre. Durant toute cette période, il y eut un certain nombre de dates importantes dans le développement de l’historiographie. En 1971 parut le premier tome de l’ouvrage collectif en plusieurs volumes, Histoire de la nation grecque (Athènes, 15 vol.). La partie traitant de la période moderne, c’est-à-dire à partir du début de la loi ottomane, fut publiée entre 1974 et 1978. L’ouvrage tout entier devait se substituer à une œuvre portant le même titre, l’Histoire de la nation grecque écrite au xixe siècle par Konstantinos Paparrigopoulos, pour devenir l’ouvrage de référence. Ces volumes représentent la première affirmation de la recherche historique au lendemain du départ de la junte. En 1971 naquit la revue d’histoire Mnimon, au sein de laquelle s’est créée et s’est exprimée la génération d’historiens qui ont émergé au cours des vingt-cinq dernières années. La deuxième grande revue d’histoire, Ta Historika, fondée en 1983, à une époque où les ouvrages historiques commençaient à envahir le marché, exprimait les nouvelles tendances chez les historiens des années quatre-vingts. Au cours de ces mêmes années, la recherche historique fut soutenue par les grandes banques d’État ainsi que par des programmes de recherche financés par le gouvernement grec (Fondation Nationale pour la recherche, Archives Fonds Historiques de la jeunesse grecque, etc.). Pour finir, la revue Histor, en 1990, puis, la revue Historein, en 1999 (avec l’anglais pour langue de travail) furent lancées dans le but d’intégrer de nouveaux ouvrages historiques au courant dominant des études en la matière [4].

8Si nous classions l’histoire de la Grèce moderne par générations, nous en distinguerions quatre dans la production historique de cette période. En premier lieu, l’ancienne génération des « pères fondateurs » (K. Th. Dimaras et Nikos Svoronos), qui ont créé des tendances et des écoles de pensée. En deuxième lieu, la génération de leurs élèves, « la génération des années soixante », parvenue à maturité durant la période qui suivit la junte, et représentée par la revue Ta Historika. En troisième lieu, la génération immédiatement postérieure à la junte, associée aux revues Mnimon et Sygchrona Themata et qui s’est fait connaître dans des livres publiés dans les années quatre-vingts ; enfin, la génération des années quatre-vingt-dix (Histor et Historein). Ces quatre générations nous intéressent tant par les thèmes qu’elles abordent que par leur méthodologie. Ainsi, la première et la deuxième génération se consacrent essentiellement à l’histoire de la période ottomane, tandis que la troisième et la quatrième s’occupent de l’histoire des xixe et xxe siècles – l’histoire de l’État grec moderne est le thème choisi par les générations qui commencèrent à publier après la fin de la dictature. Bien sûr, en théorie, la méthodologie et le style d’écriture ne s’accordent pas toujours avec le concept de génération. Les traditions historiographiques, les courants et les écoles de pensée recoupent deux ou, au plus, trois générations.

9Les études relatives à l’histoire grecque moderne (c’est-à-dire à la période de l’Empire ottoman et de l’État grec indépendant) n’ont pas en elles-mêmes une histoire très longue. La première chaire d’Histoire Moderne de l’université d’Athènes ne fut instaurée qu’en 1937. Jusqu’alors, l’histoire grecque moderne avait été considérée essentiellement comme une continuation des études byzantines et ne remontait pas au delà des années de la Révolution grecque de 1821-1828. Les premiers travaux sérieux traitant d’histoire moderne apparurent juste à la veille de la guerre ou en conséquence de celle-ci, juste à la veille ou au lendemain de la Seconde Guerre mondiale [5]. Cependant, l’après-guerre n’était pas favorable au développement de la recherche. Le simple fait de soupçonner qu’un certain ouvrage historique remettait en cause la version officielle de l’Histoire suffisait à entraîner des sanctions légales pour son auteur. Ainsi, en 1955, lorsque Nikos Svoronos publia son Histoire de la Grèce moderne à Paris, il fut déchu de sa nationalité. Après la fin de la guerre, il fallut plus de vingt ans à l’histoire grecque moderne pour s’intégrer à la chronique nationale, sous la forme de l’ouvrage en plusieurs volumes cité plus haut, Histoire de la nation grecque. Cet ouvrage, publié dans les années soixante-dix par les milieux intellectuels conservateurs d’Athènes, inscrivait la période moderne dans le cadre idéologique de la « continuité » de la nation (débutant à la Préhistoire) et cristallisait en même temps les approches historiques en vigueur dans les années soixante-dix. Par conséquent, on peut le lire comme l’expression du consensus concernant l’histoire de la Grèce moderne au lendemain de la junte. Le dernier volume de cet ouvrage fut interrompu juste avant la grande scission nationale des années quarante (occupation par les puissances de l’Axe et Guerre Civile), qui constitua la limite à ne pas dépasser dans la poursuite de cet ouvrage au cours des années soixante-dix. Il est remarquable de constater qu’au bout de vingt-deux ans, en 2000, parut le dernier volume sur la période allant de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Ce volume était une sorte de résumé de l’histoire politique d’un demi-siècle, sous forme d’appendice à un ouvrage antérieur.

L’école des « Lumières grecques »

10Parmi les écoles historiques les plus importantes de l’époque, l’école de pensée historique la plus influente est liée à K. Th. Dimaras et s’intéresse à l’histoire des Lumières grecques. Dimaras était l’un des intellectuels de la génération des années trente qui introduisit en Grèce le courant littéraire moderniste et renouvela les canons et l’esthétique en littérature. C’est aussi à cette génération qu’appartenaient le poète Georges Seferis, le romancier Georges Theotokas et d’autres intellectuels influents de l’entre-deux-guerres. Historien et critique littéraire, Dimaras rédigea la première histoire de la littérature grecque moderne en 1945. Cependant, son intérêt ne se limitait pas aux questions littéraires ni à l’histoire des idées, mais à ce qu’il appelait « l’histoire des consciences ». K. Th. Dimaras ainsi que Nikos Svoronos sont deux figures essentielles de l’historiographie grecque de la seconde moitié du xxe siècle.

11C’est Dimaras qui a forgé l’expression « Lumières grecques modernes » (Neoellinikos Diaphotismos) en 1945. Le recours au concept de Lumières appartient à la tradition de l’histoire des idées, qui se développa dans l’entre-deux-guerres comme réaction des intellectuels libéraux à la montée du totalitarisme et de l’intolérance. Lorsque fut créée la version grecque de cette expression, en pleine guerre civile, la notion de Lumières grecques modernes s’opposait également aux cadres idéologiques en conflit de la droite et de la gauche. Il résista à la conception romantique et ethnocentrique du réveil national de la Grèce, soutenu par la droite, mais aussi à l’idée, soutenue par la gauche, que suite à la défaite des forces sociales bourgeoises et populaires, la révolution nationale restait inachevée. C’est selon ce nouveau concept, pris comme outil d’analyse, que furent révisés les cadres d’interprétation plus anciens, qui avaient décrit la période ottomane comme suite de l’ère post-byzantine, ou comme une histoire passive d’occupation ou encore un long prologue à la Révolution de 1821 [6]. La période acquit sa propre valeur et même plus, le concept de Lumières et le schéma historique qu’il impliquait annulait le cadre interprétatif instauré par le mouvement démotique. Le mouvement démotique, en faveur de l’institutionnalisation du vernaculaire depuis la fin du xixe siècle, conceptualisait l’histoire culturelle et littéraire en une opposition entre la tradition démotique et la tradition acquise. Le concept des Lumières marquait une rupture dans cette interprétation, qui instaura un changement de paradigme sur une vaste partie de l’histoire de la Grèce moderne, et contribua à instaurer une communauté d’érudits sur ce sujet. Avec la formation du concept de Lumières, la société grecque européanisée semble se doter de nobles ancêtres et se rattacher à un cadre de valeurs modernistes. En même temps, l’histoire de la Grèce vit au rythme de la société européenne. Elle est incorporée (même en bordure) à l’un de ses grands moments.

12L’école des Lumières grecques ne s’intéressait pas seulement aux thèmes rattachés à la période des Lumières [7], mais aussi à sa façon d’interpréter l’histoire de la Grèce et à une méthode spécifique. Elle ne se limitait pas à l’histoire des Idées, mais telle que l’avait établie son fondateur, c’était une « histoire de la conscience », qui concernait les preuves intellectuelles du changement. Les élèves de Dimaras s’orientèrent dans de nombreuses directions : l’histoire du livre et des mentalités (Philippos Iliou [8]), l’histoire de la littérature (Panagiotis Moulas [9]), l’histoire des hommes de lettres mais aussi de la littérature populaire (Alkis Aggelou [10]), des chansons populaires (Alexis Politis [11]), du philhellénisme et de la littérature de voyages (Loukia Droulia [12]), de la jurisprudence (Dimitris Apostolopoulos [13]) et de l’introduction des idées scientifiques dans la société grecque (Y. Karas [14], E. Nikolaidis [15]). À travers l’école des Lumières, l’historiographie grecque entra en contact avec des développements de l’histoire culturelle, surtout avec l’interprétation des historiens français des Annales. Parallèlement, le topos des Lumières fut aussi étudié par des chercheurs qui, ayant suivi d’autres formations, étaient bien loin de l’influence et des méthodes de Dimaras. Les Lumières grecques furent étudiées selon une perspective philosophique plus proche de la philosophie des Lumières en Europe (Panagiotis Kondylis [16]) et aussi en utilisant des théories de sciences politiques, surtout la théorie de la modernisation, pour situer la création d’une conscience nationale dans le contexte des Balkans (Paschalis Kitromilides [17]), ou encore en recourant à l’histoire des sciences (Kostas Gavroglou [18]). Cette école comptait aussi parmi ses centres d’intérêt le Romantisme grec du xixe siècle. Cependant, il ne créa pas en la matière de réseau riche en concepts et en outils d’analyse. Le style ironique d’Elli Skopetea [19], qui démontre la fragmentation et l’incompréhension de la culture nationale du xixe siècle, profite aux lecteurs modernes de manière plus efficace quant à la connaissance imposée léguée par cette période, ainsi qu’à leur volonté d’isolement.

13Du point de vue de la théorie, dans ses conceptualisations de l’Histoire, Dimaras présuppose et étaye à la fois une certaine dichotomie entre conservateurs et progressistes, entre l’inertie des masses et la vivacité des élites, entre le rôle de l’Église, qui prônait l’immobilité intellectuelle, et le commerce, véhicule de mobilité. Ce cadre évoquait celui de l’école des Annales qui décrivait le changement social comme un conflit entre une élite moderniste et les masses inactives, entre un renouveau et une tradition. Il créait aussi un schéma sous-jacent de continuité pour les conflits idéologiques de la société grecque, de la période précédant la Révolution jusqu’à l’après-guerre. On pourrait bien entendu lire ce processus à l’envers : le renouveau de l’historiographie contre les interprétations idéologiques officielles de l’histoire de la Grèce moderne. À la longue, ce cadre fut consumé, enrichi et répandu dans le temps par une série de concepts apparentés : renouveau, européanisation, occidentalisation, rationalisation, modernisation d’un côté ; inertie, conservatisme, opposants à l’occidentalisation de l’autre. Cette dichotomie imprègne de différentes façons l’histoire intellectuelle, politique et économique du xviiie au xxe siècle.

14L’école des Lumières fut prédominante dans les études historiques grecques, même si les universités, surtout les plus anciennes, s’y opposaient. Néanmoins, de même que toute domination en pleine expansion absorbe des éléments préexistants, voire étrangers à sa logique, l’histoire des Lumières grecques a fini par s’identifier à l’histoire des hommes de lettres (Logioi) et à celle du savoir (Logiosyni). D’un autre côté, alors que cette histoire s’intéressait principalement aux hommes de lettres, à de rares exceptions près, elle ne se penchait pas souvent sur la culture populaire. L’école des Lumières eut bien du mal à se laisser pénétrer par la nouvelle histoire culturelle et pour elle, même le terme de « culture » était traduit en grec par paideia. L’élément le plus important concernant cette tradition au cours des dernières décennies fut son influence lors des débats sur la construction de l’identité grecque moderne. Elle soutint que l’idéologie nationale émanait des Lumières et se rattachait aux idées libérales, contre l’idée d’un lien étroit entre « l’hellénisme » (l’essence de la nation) et l’orthodoxie, soutenue par les nationalistes et l’Église orthodoxe.

Le renouveau de l’historiographie

La conception marxiste

15Les années qui suivirent la dictature furent une période de radicalisme dans la vie politique et culturelle de la Grèce. En sciences sociales et en histoire, l’influence du marxisme se faisait fortement sentir. Il y avait à l’époque différentes façons de comprendre le marxisme, plus ou moins critiques à l’égard du marxisme soviétique. Une présence marquante lors de ce tournant radical dans les études sociales fut celle de Nikos Svoronos. L’influence de Svoronos est liée à l’introduction d’un intérêt pour l’histoire sociale et économique dans l’historiographie grecque moderne, ainsi qu’à l’introduction d’une méthode marxiste renouvelée et plus élaborée. La première introduction du marxisme dans les études historiques grecques ne date pas des années soixante-dix : Georges Skliros en 1908 et Yannis Kordatos, entre les deux guerres mondiales, avaient tenté de décrire l’histoire de la Grèce moderne en termes marxistes, ainsi que de créer la possibilité d’un autre cadre narratif [20]. Leurs travaux provoquèrent une réaction très vive de la part des pouvoirs grecs en place, mais aussi du Parti communiste, dont le but était d’utiliser l’Histoire afin de justifier son changement de politique quant à la révolution envisagée en Grèce. Exilé en France depuis trente ans, Svoronos n’était pas sans liens avec la tradition française de l’Histoire. C’est sous l’influence de Svoronos que le débat s’est déplacé de l’histoire de la nation vers l’histoire de la société [21]. Dans ses travaux, il insistait sur l’émergence, au xviiie siècle, des forces économiques et sociales liées au commerce et aux transports, et il réorienta les études historiques, centrées sur les événements politiques de la Révolution grecque, vers les réalités sociales de la période précédente. Son influence s’étendit à un public plus large, surtout en raison du fait que son Histoire de la Grèce Moderne fut traduite et publiée en Grèce en 1976 [22]. Malgré leurs différences, l’approche libérale de l’école des Lumières et l’approche marxiste de Svoronos avaient toutes deux en commun un intérêt pour la modernisation de la société grecque. Mais si, selon l’école des Lumières, le schéma de l’Histoire opposait l’élite moderniste à l’inertie des masses, le schéma de l’Histoire marxiste inspiré par Svoronos opposait « la société et la population » à « l’État » et aux « mécanismes de pouvoir local et étranger » [23].

La Nouvelle Histoire

16Dans les années qui suivirent la Dictature fut exprimée une exigence de réécriture de l’Histoire et de « renouveau » des études historiques. On assista à une osmose entre l’école des Lumières et le courant marxiste, en dépit de leurs différences notables à la fois en termes de schéma historique et de méthode. Ce phénomène donna lieu à ce qui fut appelé « Nouvelle Histoire », et dont les figures principales étaient Spiros Asdrachas, Philippos Iliou, Vassilis Panagiotopoulos, et Georges Dertilis. Il n’existait aucune définition claire de ce que signifiait précisément ou regroupait l’expression « Nouvelle Histoire ». Elle se définissait essentiellement en comparaison avec « l’histoire traditionnelle ». Si « l’histoire traditionnelle » se présentait comme faisant partie des Humanités, la « Nouvelle Histoire » se considérait au nombre des sciences sociales. Si la première se caractérisait en pratique par son seul intérêt pour les preuves historiques et sa sensibilité aux mythes historiques, la seconde s’intéressait à « l’histoire-problème », celle de l’individu moyen et celle de la société dans son ensemble. En bref, pour nombre de ceux qui débutèrent à cette époque (c’est-à-dire la génération de Mnimon), la « Nouvelle Histoire » signifiait Dimaras plus Svoronos, la revue des Annales plus le marxisme.

17Il se peut que l’on ait exagéré l’influence de l’école des Annales dans la « Nouvelle Histoire » grecque. « L’histoire des consciences » (Historia ton syneidiseon) selon Dimaras n’est pas liée à l’histoire des mentalités. Les « consciences » (au pluriel) constituent des indicateurs de la modernité, alors que les mentalités sont des signes d’inertie. Pour Dimaras, les évolutions de la « conscience », à savoir les « transformations psychologiques », précèdent les changements sociaux, qu’ils annoncent et provoquent. On les détecte dans le mot écrit, dans la sphère de la modernité et dans les grandes transformations historiques. Par contraste, selon le modèle des Annales, les mentalités retardent le rapport entre changements sociaux et économiques ; elles expriment les forces de l’immobilisme ; ce sont des prisons intellectuelles. Même dans des pays qui possèdent une forte tradition d’historiographie marxiste, l’influence des Annales a été adoptée et transformée en cadres fournissant une alternative au modèle marxiste. En Grèce (mais aussi dans d’autres pays comme l’Espagne), le marxisme et l’influence des Annales ont fusionné.

18Les textes théoriques exprimant l’esprit de la Nouvelle Histoire furent rédigés par Spyros Asdrachas [24] et Philippos Iliou [25]. Ces textes renferment une théorie de l’histoire. Bien que cette théorie n’ait pas été codifiée, elle ne constitue pas une simple transposition de l’héritage des Annales en Grèce. Elle instaurait une tradition historiographique particulière, inscrite dans le courant plus vaste d’histoire sociale qui domina le champ international des études historiques entre 1960 et 1980. Dans chaque pays, ce courant adopta une forme particulière, suivant le développement social et la tradition historiographique. En Grèce, cette histoire sociale fut retardée en raison des conditions politiques exceptionnelles. Tout ce qui touchait à l’histoire sociale était soupçonné de marxisme. Mais d’un autre côté, les abus commis par l’idéologie nationale grecque à l’égard de l’Histoire vinrent enrichir la « Nouvelle Histoire » d’une problématique concernant les utilisations normales et abusives de l’Histoire par l’idéologie. En partant d’une conception holistique du phénomène historiographique, Asdrachas développa une théorie de la pratique de l’historien comprenant pour éléments actifs le sujet historicisant tout autant que l’objet historicisé. Selon cette conception, l’écriture de l’Histoire et la pratique sociale sont certes distinctes d’un point de vue analytique, mais elles sont cependant inscrites dans une totalité qui oblige à considérer l’Histoire comme une pratique sociale et culturelle. Cette analyse allait de pair avec la théorie de « l’usage idéologique de l’Histoire » qui la complétait (Iliou) et qui touchait à la façon dont la société grecque recevait et formait ses perceptions du passé. Dans le contexte de la libération par rapport à « l’usage idéologique de l’Histoire », les historiens de cette génération comprirent que leur tâche en matière d’historiographie consistait à débarrasser l’Histoire des « mythes idéologiques ». Cependant, avec une telle conception, le glissement vers le positivisme n’était pas rare. Cette tendance était soutenue par la peur opposée des recours abusifs à l’Histoire dans un environnement culturel plus vaste. En même temps, elle rendait difficile la réception de courants historiographiques liés au « tournant linguistique » et à la déconstruction des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Tant que la tâche des historiens consistait à sauver la réalité de l’idéologie, il leur était difficile d’accepter différentes versions de la réalité.

19Deux générations eurent en commun la Nouvelle Histoire : celle des années soixante (revue Ta Historika) et celle des années soixante-dix (revue Mnimon). Dès la fin des années soixante-dix et au cours des années quatre-vingts, la Nouvelle Histoire suscita un enthousiasme général. Le terme de « renouveau » utilisé par les Nouveaux Historiens ne se limitait pas à l’historiographie, mais s’appliquait à une période d’optimisme politique : il signifiait que la Nouvelle Histoire constituait une exigence culturelle ayant le pouvoir de jouer un rôle dans le renouveau de la société. L’expression « connaissance de soi » (autognosia) définissait le devoir de l’Histoire, la mission des historiens et leur conscience subjective dans l’écriture de l’histoire. L’intérêt et l’activité suscités par l’histoire devinrent un courant plus large. Alors que traditionnellement, les diplômés des écoles de Philosophie se tournaient vers l’histoire, les professions touchant à l’histoire attiraient à cette époque des diplômés non seulement en sciences sociales, mais aussi en sciences humaines en général.

Le débat sur la modernisation

L’histoire du système politique

20La dictature des années 1967 à 1974 a posé la question de ce qui avait entravé le développement démocratique du pays, et a engendré le besoin d’examiner et de réviser l’histoire de la Grèce moderne dans sa totalité. Par conséquent, les intellectuels dominants de l’époque, surtout ceux qui vivaient à l’étranger, se sont tournés vers l’étude du développement du système politique et la découverte de sa logique interne au cours des xixe et xxe siècles. La première étude à poser les fondements pour cette période fut celle de John Petropoulos, Politics and Statecraft in the Kingdom of Greece 1833-1843 (Princeton, 1968). L’auteur appartenait à un groupe de spécialistes gréco-américains (avec L. Stavrianos et G. B. Leontaritis) imprégnés des théories politiques et sociales qui avaient fleuri dans les universités américaines après la guerre, suite à la généreuse contribution de la pensée européenne de la part d’intellectuels allemands en exil dans les années trente. Leurs travaux avaient pour caractéristique commune de grandes et vastes synthèses. Cependant, cette tradition de l’historiographie grecque moderne en Amérique fut interrompue et l’intérêt pour les affaires de la Grèce se tourna davantage vers l’anthropologie sociale. En Grèce, le livre de Petropoulos inaugura une tradition d’approche de l’histoire politique recourant à des catégories élémentaires issues de l’anthropologie sociale et de théories sur la modernisation. Le concept de clientélisme devint la principale clé de l’interprétation du comportement politique et des relations entre l’État et la société, avec diverses variantes. Selon ce concept, la Grèce était caractérisée par des classes sociales ambiguës et mal définies, par une absence de conflit social et par l’autonomie de la politique en opposition à son origine sociale (G. Dertilis [26]). Ainsi, en Grèce, l’État constituait le champ de formation de la classe dominante et par conséquent, il engendrait des mécanismes clientélistes (K. Tsoukalas [27]). Le conflit entre les institutions occidentalisées et la société traditionnelle concernait non seulement les institutions, mais aussi la culture politique (N. Diamantouros [28]). Pour finir, le système clientéliste fut transformé, d’une démocratie parlementaire oligarchique en une démocratie de masse, et d’un système personnel, il devint un système bureaucratique empreint de populisme (N. Mouzelis [29]).

21Ce débat insuffla une nouvelle vie à l’historiographie grecque moderne, en créant un champ où l’histoire recoupait la science politique et la sociologie sur le terrain des théories de la modernisation. Cependant, il y avait une question sous-jacente à ce débat. La société grecque était décrite comme « ce qu’elle n’était pas » et son analyse présupposait qu’elle fût comparée à un modèle idéal suggéré par la théorie de modernisation universaliste, qui interprète les changements en fonction des modèles européens. Ainsi, la recherche concernait les divergences et les différences ; elle s’opérait en négatif. Ce cadre renversait le schéma marxiste de Svoronos, dans lequel le conflit essentiel se déroulait entre l’État et la société. Dans ce nouveau schéma, les causes du retard se retrouvaient déplacées au sein de la société. Cette analyse eut pour résultat le discours sur le populisme tenu par les intellectuels modernistes des années quatre-vingts, et son expansion, de l’historiographie au discours politique.

22Même si de telles études ont exercé une grande influence sur les études historiques, de même que sur les spécialistes en sciences politiques et sociales, et même si elles ont créé une orthodoxie moderniste, le phénomène ne fut pas épargné par la critique. Le problème principal résidait dans la façon de traiter les soixante années de ruptures et d’intenses clivages politiques et sociaux au sein de la société grecque. Cette période débuta au cours de la Première Guerre mondiale avec le Schisme National (Dichasmos) entre les vénizélistes et les royalistes ; elle se poursuivit entre les deux guerres avant de se transformer, sous l’Occupation, dans les années quarante, en guerre civile entre la gauche et la droite ; puis elle se prolongea après la guerre jusqu’à la fin de la Dictature, en 1974. Cette période ne trouvait pas d’explication satisfaisante dans le cadre théorique d’une modernisation qui réduisait les problèmes au clientélisme et au transfert des institutions.

23En conséquence, l’historiographie politique se développa à partir de deux perspectives et de deux méthodes distinctes, qui analysaient les différences entre les deux périodes. La première allait de 1864 à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle était considérée comme une période où les institutions parlementaires fonctionnaient pour l’essentiel dans le cadre d’une société caractérisée par le traditionalisme et l’absence de grands clivages sociaux. Par conséquent, les études tournaient autour de questions touchant au fonctionnement des institutions, à l’autorité de l’État et aux liens commerciaux. La seconde allait de la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin de la Dictature, en 1974. Cette période, marquée par deux grandes ruptures d’intégration nationale (Schisme National et Guerre Civile), imposait une problématique particulière. À partir d’une analyse des partis politiques, l’historiographie s’orienta vers une problématique à plusieurs niveaux de clivages socioculturels et d’appartenance aux partis (parataxeis). De la même façon, l’intérêt fut déplacé vers les fonctions de l’État. Dans la première période, l’accent était mis sur l’analyse sociale de l’État et de ses élites ; dans la seconde, sur les changements institutionnels et les processus d’identification politique au sein des divisions créées par les deux grandes ruptures de la société grecque moderne (Georges Leontaritis [30], Nikos Alivizatos [31], Georges Mavrogordatos [32], Gunnar Hering [33]).

L’Histoire économique

24L’Histoire économique fut le domaine préféré et le plus en vogue des années quatre-vingts. Elle se développa dans deux directions. La première s’orientait vers l’histoire économique des derniers siècles de la loi ottomane et avait pour objet l’économie agricole et les impôts (Spyros Asdrachas [34]), ainsi que la contribution du commerce et de la navigation à la transformation sociale de la société grecque avant la Révolution (Vassilis Kremmydas [35]). Cette orientation fut la plus marquée et, en même temps la plus condensée, dans les travaux du congrès Économies Méditerranéennes. Équilibres et intercommunications, xiie-xixe siècles (Athènes, 1985). Lors de ce congrès, l’historiographie économique de la période fut replacée dans le contexte de la Méditerranée et dans la tradition braudélienne.

25La seconde direction prise par l’histoire économique fut soutenue et financée dans les années quatre-vingts par deux grandes banques, la Banque Nationale et la Banque Commerciale. Les archives de la Banque Nationale constituaient une source riche et substantielle de documents, ce qui déterminait les sujets mais aussi les perspectives de nombreuses études. Autour des banques vint s’établir un groupe d’historiens qui avaient le même profil et posaient les mêmes problèmes. Les questions d’histoire économique avaient la même origine que celles d’histoire politique. Elles traitaient du problème de la modernisation en Grèce : quelles sont les causes du retard de la Grèce ? Pourquoi la Grèce n’a-t-elle pas connu d’essor semblable à celui des autres pays européens ? On recherchait des réponses dans des sujets comme l’étendue de la monétarisation de l’économie, les débouchés alternatifs du capital en matière d’industrie, les emprunts d’État, l’usure, les choix et les politiques des deux Banques, la qualité et la répartition des investissements, la disponibilité de la main-d’œuvre, le rôle d’obstruction joué par une agriculture réduite, la formation du marché domestique, la part des prêts étrangers, le rôle du capital des résidents et des exilés, ainsi que le temps et le rythme de l’intégration dans l’économie internationale. Les travaux les plus synthétiques peuvent trouver un résumé dans ceux de Christina Agriandoni [36], Kostas Kostis [37] et Christos Hatziiossif [38]. Le plan général de ces questions et le cadre du débat furent fournis par Georges Dertilis, qui dirigeait officiellement les projets de la banque et qui présenta un cadre d’interprétation cohérent de la société grecque, depuis la domination turque jusqu’à la fin du xxe siècle [39]. C’était le schéma type d’une histoire d’absences, à savoir une comparaison entre les éléments qui déterminaient le développement des sociétés occidentales et l’absence de ces éléments en Grèce. L’accent était mis sur un système d’ajustements et sur l’équilibre fragile d’une société de petits cultivateurs (aux fonctions indifférenciées et facilement prêts à migrer), qui avaient entravé les grands changements requis par l’industrialisation.

26Dertilis appliqua ce cadre interprétatif à l’histoire du système fiscal, en commençant par la surimposition des fermiers caractéristique de la longueur de la période (incluant les Empires byzantin et ottoman) ; vers les cinquante premières années de l’État grec indépendant, les fermiers et les membres de l’élite économique n’étaient aucunement soumis à l’impôt. C’étaient les couches urbaines moyennes et inférieures qui portaient la charge des impôts. Ce procédé était analogue à celui de la démocratisation du système politique, dont il dépendait. La démocratisation fut soutenue par une alliance entre les couches supérieures et inférieures, qui, à son tour, acquit les caractéristiques d’un système clientéliste général au sein d’un équilibre instable [40].

27La plupart des études de l’histoire économique suivirent ce cadre et en adoptèrent le discours, même si les conclusions n’allaient pas forcément dans la même direction. En outre, ces études qui ont introduit une différenciation (les objections au schéma général d’une Grèce où l’on trouve une société agraire homogène peu importante de propriétaires terriens ; ou au consensus général autour de la franchise universelle) ne donnèrent pas lieu à un schéma alternatif. Un problème plus général mérite d’être discuté ici : les éléments communs aux questions centrales touchant à l’histoire politique et économique sont analogues à celles posées par l’école des Lumières grecques et par l’histoire politique à propos de la modernisation de la Grèce. Cette question seule s’oriente vers une histoire des absences, vers la comparaison d’un modèle avec son ombre et certainement avec les termes, les méthodes et le système de valeurs sous-jacent à ce modèle. C’est à partir d’une telle conception que les trois grands courants de l’historiographie de cette période évoluèrent au même rythme dans la formulation d’une question négative et dans la localisation du dilemme fondamental de la société grecque quant aux termes de tradition et de modernité. Il est clair que cette conception fut dictée par la seconde partie du dilemme.

La Seconde Guerre mondiale : Occupation, Résistance et Guerre Civile

28L’une des périodes les plus traumatisantes de l’histoire grecque est la décennie 1940-1950, à savoir la période d’occupation de la Grèce par les puissances de l’Axe, et la Guerre Civile. On ne constate peut-être pas sans ironie que le moment où la Grèce entre dans l’histoire du monde et devient partie intégrante d’un problème international est l’un des aspects les plus traumatisants de l’histoire et de la mémoire grecques. Comme toujours, une guerre civile s’achève par une autre guerre, la guerre entre historiens [41]. Jusqu’en 1974, le souvenir que le public gardait de cette période était déterminé par la politique des vainqueurs de la Guerre Civile. Vainqueurs et vaincus, droite et gauche continuèrent à reproduire en matière d’interprétations historiques les positions qu’elles avaient adoptées durant la période du conflit. La scission au sein du KKE (PC grec), en 1968, et le rejet de l’idéologie de droite traditionnelle après la fin de la dictature vinrent tempérer l’orthodoxie des interprétations. Les vétérans de la Résistance commencèrent à révéler leurs souvenirs au public. Un grand nombre de mémoires furent publiés, des associations furent fondées, des monuments furent érigés et des commémorations furent instaurées. Dans l’historiographie académique, l’intégration de cette période émanait essentiellement de la génération des années soixante-dix et surtout de ceux qui avaient réussi à obtenir des doctorats dans des universités européennes et américaines durant la dictature. La plupart des études traitaient du conflit politique entre la gauche et la droite, ainsi que du rôle des Anglais et des Américains ; elles étaient étayées par les archives en rapport. Elles brisèrent la glace, mettant ainsi un terme à la situation élaborée au cours de la Guerre Froide et de ce point de vue, elles relevaient du climat international révisionniste plus généralement répandu de la fin de la Guerre Froide. C’est autour de l’historiographie de cette période que fut créée une communauté caractérisée par des liens étroits, un débat vivant et la participation d’historiens originaires de la Grèce ou de l’étranger.

29Cette historiographie est marquée par deux dates importantes : 1978 et 1999-2000. C’est en 1978 que furent organisés les deux premiers congrès sur l’Occupation et la Résistance, non pas à Athènes, mais à Washington, par la société des chercheurs gréco-américains, ainsi qu’à Londres, par la société des Étudiants Grecs. Le congrès de Washington traitait du conflit durant l’Occupation comme point culminant d’une crise qui menaçait depuis l’instauration de l’État grec. Le titre de ce congrès était révélateur : « La Grèce durant la décennie 1940-1950. Une nation en crise » [42]. À Athènes, le premier congrès, intitulé « La Grèce de 1936 à 1944 : Dictature, Occupation et résistance » [43], n’eut lieu qu’en 1984, six années plus tard. Ce congrès visait lui aussi à inclure la période dans la continuité de l’histoire de la Grèce moderne. Ce qui est intéressant, c’est le fait qu’il séparait la période de l’Occupation et de la Résistance (1941-1944) de celle de la Guerre Civile (1946-1949). L’explication qu’en donnaient ses organisateurs, selon laquelle les conditions psychologiques n’étaient pas encore remplies et ne permettaient donc pas de recul historique (N. Svoronos) ne paraît pas convaincante. À d’autres égards, la période tout entière était implicitement jugée dans le cadre du conflit qui avait entraîné la Guerre Civile. Le problème du découpage de la période relevait plus de la psychologie de la gauche : à une époque où elle s’intégrait dans le système politique et académique, elle cherchait à placer l’histoire de la Résistance au sein de l’histoire nationale. Dans ce processus, la Guerre Civile constituait une « anomalie ». En dépit de la réticence à parler d’une période taboue, le premier congrès sur la Guerre Civile se tint la même année, mais une fois encore, pas à Athènes. Il fut organisé à Copenhague et annonçait dans son programme que l’analyse historique de la Guerre Civile contribuerait à la réconciliation alors entreprise en Grèce [44]. C’est en 1999, lors du 50e anniversaire de la fin de la Guerre Civile, que cette dernière fut intégrée aux études historiques, ce qui constituait la seconde date importante après 1978.

30Au cours des vingt années séparant les deux congrès, la plupart des études s’intéressèrent aux aspects politiques et diplomatiques les plus élevés de cette guerre, en se fondant sur des archives anglaises et américaines. La première étude complète exhaustive de la période 1941-1944 fut écrite par Hagen Fleischer [45]. Il s’agissait d’un travail enthousiaste, fondé sur une consultation systématique et assidue des archives des belligérants, une confrontation des sources, une reconstitution des événements et une présentation méticuleuse de leurs interprétations opposées, rédigée avec une conscience aiguë. C’est une étude qui jeta les bases de l’historiographie de la période. Le second grand ouvrage fut celui de Mark Mazower, Inside Hitler’s Greece. The Experience of the Occupation (1993 pour l’édition anglaise ; 1995 pour l’édition grecque). Dans le sous-titre, le terme d’« expérience » indique que nous nous écartons ici de l’histoire des principaux événements et organisations pour nous tourner vers l’expérience quotidienne de l’Occupation, vers l’économie et le marché noir, ainsi que vers les conditions sociales qui ont déclenché la Résistance, telles que l’excellente analyse de la violence nazie et de la politique des puissances de l’occupation en Grèce.

31Les années quatre-vingt-dix sont marquées par un glissement de l’histoire politique vers l’histoire sociale de l’Occupation et de la Résistance, comme le montre l’ouvrage de Georges Margaritis, De la Défaite à la révolte : Printemps 1941 – Automne 1942 (1993). Margaritis cherche l’explication du développement de la révolte sociale (qui remplace le terme convenu mais idéologiquement connoté de Résistance) non pas dans le champ des décisions politiques, mais dans l’évolution des expériences et des consciences imposée par les conditions sociales en vigueur sous l’Occupation et par le démembrement de l’État. Ce glissement de l’histoire politique vers l’histoire sociale se caractérise par l’étude de la jeunesse et des organisations mises en place par les jeunes, par des études sur la position et le rôle de la femme dans la Résistance, sur les syndicats, et surtout par des études sur l’histoire orale. Riki van Bouschoten (Upside Down Years, 1997) adopte une approche sociale anthropologique afin de considérer l’expérience de l’Occupation, la Résistance, les règles mises en place par la population, ainsi que la Guerre Civile pour les habitants d’un village montagnard donné. Elle expose ainsi la façon dont s’organisaient leurs espoirs (encouragés ou contrariés), de même que les différences au sein d’une communauté restreinte, quant aux idéologies et aux conflits parmi les adversaires de l’Occupation et de la Guerre Civile.

32L’étude de la mémoire et de l’expérience quotidiennes montre que la distinction précédente entre la période de la Résistance et celle de la Guerre Civile fut imposée artificiellement. En effet, selon l’interprétation traditionnelle faite à gauche comme à droite, il ne s’agissait que d’une seule et même période. D’un côté, selon la précédente conception de la droite, dès le début de l’Occupation, le KKE visait à s’emparer du pouvoir, objectif qu’il a tenté de réaliser pour la première fois sous l’Occupation, en décembre 1944, et plus tard, en 1947-1949. La conception traditionnelle de la gauche unifiait aussi la période en tant que combat pour la libération nationale, d’abord contre les puissances de l’Axe en 1944 et, par la suite, contre la droite royaliste et collaboratrice, et contre les Anglo-Américains. La distinction fut imposée dans l’histoire officielle postérieure qui suivit le départ de la Dictature, au moment où cette décennie était divisée en deux : la Résistance nationale, censée être soutenue par une mobilisation massive, et la Guerre Civile, censée avoir été encouragée par des puissances étrangères. On célébrait la première moitié de la décennie et on passait la seconde sous silence. Dans les années soixante-dix et quatre-vingts, il était devenu acceptable de considérer que la Résistance de l’EAM ne s’identifiait pas au mouvement communiste, de telle sorte qu’il était plus facile d’intégrer cette période à l’histoire nationale. Quant à la Guerre Civile, l’explication officielle communément retenue de cette tragédie nationale était la théorie du complot. Bien que la question de savoir qui avait provoqué la Guerre Civile se posât encore, la responsabilité en revenant parfois à la droite, parfois à la gauche, toute tentative de considérer la résistance comme une forme de guerre civile (comme le fait Claudio Pavone dans le cas de l’Italie [46]) suscitait de vives réactions. Stathis Kalyvas, qui suivait une analyse, fondée sur la théorie du « Rational choice », de la violence civile au temps de l’Occupation, entreprit cette approche du mouvement de la Résistance en tant que guerre civile. Cependant, une telle démarche (également suivie par Maratzidis, entre autres), est critiquée parce qu’elle néglige la dimension idéologique et sociale de la guerre civile et qu’elle brise l’unité de la période toute entière [47].

33Ainsi, dans les années quatre-vingt-dix, on assista à un glissement sensible dans les études de l’époque de la Guerre Civile [48]. Le premier congrès d’Athènes, qui couvrait toute la période de 1936 à 1949, n’eut lieu qu’en 1955, puis trois congrès furent organisés à Londres et à Athènes en 1999-2000, à l’occasion du 50e anniversaire de la fin de la Guerre Civile [49]. Les deux volumes de l’Histoire de la Guerre Civile de G. Margaritis devinrent un best-seller. Bien que ce livre traite des aspects militaires de la Guerre Civile entre 1946 et 1950, l’auteur adopte, dans son approche du conflit, le point de vue de l’histoire de la vie quotidienne sous tous ses aspects, avec des nuances anthropologiques. En Grèce, l’étude de la Guerre civile semble désormais être le nouveau champ de bataille des jeunes historiens. De nouveaux centres d’intérêt sont apparus, tels que les prisonniers politiques et les exilés en Europe de l’Est (Polymeris Voglis, Dimitra Lambropoulou, Gavrilis Lambatos [50]), le sort des enfants des deux côtés, la position de minorités (que nous allons évoquer plus bas) et l’étude des vainqueurs ainsi que de leur idéologie [51].

Les Grecs hors de la Grèce

34En Grèce, le mythe d’Ulysse est puissant. Depuis le début de l’Antiquité, la diaspora est considérée comme un trait constant de la nation grecque et de l’identité grecque. En conséquence, la diaspora est un topos fondamental non seulement de l’idéologie nationale, mais aussi de l’historiographie. Bien sûr, le terme de « diaspora » n’est pas exempt d’implications idéologiques et il évolue en fonction des approches spécifiques. Si l’on adopte une position en accord avec l’idéologie nationale dominante, la question paraît simple : ceux qui vivent dans des territoires où l’État grec était tenu pour État ancestral (à savoir l’Empire ottoman) étaient « non-rachetés » ; ceux qui vivaient ailleurs faisaient partie de la diaspora. De la sorte, le point de vue de l’État-nation s’étend au passé. Dès qu’il fut créé, l’État-nation grec réorganisa l’espace en trois cercles concentriques : un centre national, une périphérie irrédentiste et la diaspora. Toutefois, si l’on imagine l’est de la Méditerranée comme une zone qui recouvre les diasporas ethniques, la perspective n’est pas la même.

35D’un point de vue conventionnel, ce phénomène s’étend chronologiquement sur cinq siècles, depuis la première communauté orthodoxe de Venise, au xve siècle, jusqu’à l’émigration en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale [52]. Au cours de ces cinq cents ans, non seulement les orthodoxes de langue grecque devinrent des Grecs en référence à l’État-nation qui imposait une nouvelle différentiation conceptuelle, mais la zone tout entière où étaient disséminés les Grecs connut des transformations nationales. Les termes du concept dépendent alors de la position de l’observateur. Vues sous cet angle, les divisions établies par les frontières et les distinctions évoluent, elles se négocient et surtout, elles abolissent les barrières entre la population grecque orthodoxe à l’intérieur de l’Empire ottoman et les colonies grecques (paroikies) à l’extérieur ou à la périphérie de l’Empire, comme à Odessa, Trieste, Alexandrie, etc. De plus, de nombreuses villes de l’Empire ottoman (comme sur la côte de l’Asie Mineure) furent colonisées par des émigrés grecs du Péloponnèse ou bien des îles de la Mer Égée ou de la Mer Ionienne. Même la bourgeoisie grecque orthodoxe de Constantinople, de Smyrne ou d’autres villes de l’Empire ottoman entretenait des relations étroites et avait certaines fonctions communes avec les groupes de la communauté grecque bourgeoise d’Alexandrie, d’Odessa et d’autres villes de la zone. Par conséquent, il est difficile et, d’un point de vue historique, improductif, de diviser ces individus entre les « non-rachetés » et la « diaspora ». D’un autre côté, les populations grecques orthodoxes qui vivaient en Asie Mineure, en Crète, en Épire, en Macédoine et en Thrace manifestaient tant de différences si importantes qu’il n’est pas opportun de les considérer comme un objet d’étude cohérent, ainsi que l’exige l’historiographie nationale traditionnelle. En bref, dans la production historique de la période, nous pouvons observer une transition de l’histoire des communautés grecques de la diaspora vers son rôle économique dans l’État grec et, à partir de là, vers l’étude des identités des institutions visant à intégrer les Grecs orthodoxes dans l’Empire ottoman. Au lieu d’une division claire entre ceux qui vivent à l’intérieur et à l’extérieur, qui est une division imposée par l’État national en matière de courants migratoires, l’historiographie récente tente de suivre les modes de migration et de construction identitaire.

36Dans la première catégorie d’ouvrages (et la plus traditionnelle) concernant les communautés grecques à la périphérie de l’Empire, nous pouvons inclure ceux qui traitent des communautés grecques de Trieste [53], d’Alexandrie [54] et de Smyrne [55]. À la seconde catégorie appartiennent des ouvrages sur le rôle économique de la diaspora. L’histoire économique des communautés grecques constituait le premier objet de ce débat au début des années soixante-dix. L’apogée économique de ces communautés était lié à leur intégration dans l’économie de la zone, tandis que leur déclin économique, qui se situait après les années 1850 ou dans les années 1870, était lié à leur orientation vers une phase d’investissements en Grèce. Cependant, cette phase d’investissements fut jugée contre-productive. Ainsi, la question qui demeure concerne l’influence de ces communautés dans la reproduction du modèle de développement de la Grèce, ainsi que leur rôle ambivalent à l’égard de la modernisation [56]. Enfin, dans la troisième catégorie d’études, développée au cours des années quatre-vingt-dix, sont examinées des questions touchant à la construction identitaire. Ces ouvrages traitent avant tout du territoire de l’Empire ottoman à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Les trois études principales dans ce domaine parlent de la structure de l’organisation communautaire des Grecs d’Asie Mineure [57], de la façon dont l’identité nationale des Grecs de Constantinople s’est construite, en rapport avec la formation des couches sociales et les stratégies culturelles [58], et, pour finir, de la transformation du système du millet et de la naturalisation de la population grecque orthodoxe en Asie Mineure [59].

37Au cours des années 1990, en raison de la chute de l’Union Soviétique et des vagues d’émigration vers la Grèce, on a vu se développer un intérêt pour la diaspora grecque du sud de la Russie [60], alors que l’augmentation des études grecques en Amérique lançait un nouveau débat sur la diaspora dans le contexte gréco-américain. L’ouvrage le plus important et le plus ancien de Th. Saloutos fut critiqué parce qu’il offrait le récit d’une immigration prospère, excluant les aspects gênants qui rattachaient les immigrés grecs à la classe ouvrière américaine [61]. À partir de ces débats, qui influencèrent l’histoire sociale des années 1970, le débat se déplaça vers l’identité de la diaspora, la relation avec les courants plus vastes concernant l’étude des groupes d’immigrés en Amérique, et le déplacement du discours blanc dominant. Pour finir, l’émigration d’après-guerre vers l’Europe occidentale et l’Australie devint désormais un objet d’étude historique.

Histoire sociale

38Au cours des années soixante-dix, dans les historiographies d’Europe occidentale, l’histoire sociale coïncidait plus ou moins avec celle du mouvement ouvrier. À l’origine, elle débuta par l’histoire des organisations ouvrières et socialistes, et se poursuivit sous l’influence d’E. P. Thompson et du marxisme britannique, qui se tournait vers l’histoire des ouvriers eux-mêmes et la formation des classes laborieuses. Ce glissement indiquait aussi un mouvement de l’économie vers la culture, de l’activité politique vers des hypothèses sociales et culturelles, ainsi que vers la vie quotidienne.

39En même temps, en Grèce, le débat sur la modernisation favorisait l’ambiguïté des termes de classe et l’étude des masses laborieuses dans leur rapport à l’industrialisation. Par conséquent, l’histoire économique de la classe ouvrière fut prédominante, et l’histoire sociale concernant la formation et le comportement de la classe ouvrière grecque fut découragée. L’accent portait davantage sur les idées, c’est-à-dire sur l’histoire des idées socialistes (Noutsos [62]) et la relation entre les intellectuels socialistes et le démoticisme (mouvement pour l’institutionnalisation du vernaculaire), que sur la classe ouvrière elle-même [63]. Ce n’est que dans les années 1990 qu’apparurent des ouvrages traitant des rapports de la classe ouvrière avec l’État, ainsi que des origines de l’État-providence en Grèce (Liakos [64]).

40Ni la culture populaire, ni la vie quotidienne des classes populaires n’attirèrent l’attention des historiens grecs comme ce fut le cas en Europe occidentale, où eurent lieu les premières études concernant la culture populaire au début de l’Europe moderne (Ginzburg, N. Z. Davis). En Grèce, les masses populaires étaient tenues pour rétrogrades et sans lien avec la modernité. Le meilleur ouvrage d’histoire sociale au sens plus large d’histoire de la société traitait de la période des débuts de l’histoire moderne en s’intéressant à la démographie (Panagiotopoulos [65]), aux famines et aux épidémies (Kostis [66]), ainsi qu’aux habitudes alimentaires (Mathaiou [67]). Contrairement aux œuvres traitant de la période moderne, l’histoire sociale s’intéressait à la jeunesse, à l’histoire urbaine et à l’histoire des genres (Varikas [68] et Avdela [69]).

Nationalisme et minorités

41Cependant, dans les années quatre-vingt-dix apparut un nouvel intérêt pour le nationalisme et l’idéologie nationaliste, ce qui indiquait que l’on délaissait la modernisation. Déjà dans les années quatre-vingt s’était développé un intérêt pour l’élaboration de l’idéologie nationale (Dimaras [70], Augustinos [71], Skopetea [72]) et la comparaison du nationalisme grec avec d’autres mouvements nationalistes, par exemple en Italie (Liakos [73]). Dans les années quatre-vingt-dix, cet intérêt se fit plus systématique. Sous l’influence de théories du nationalisme (Hobsbawm, Anderson, etc.), de jeunes historiens se mirent à étudier le nationalisme grec. Ces études reflétaient une réaction au nationalisme puissant qui régnait au sein de la société grecque, surtout à partir du début des années quatre-vingt-dix, en raison de la question macédonienne et des différences entre la Grèce et la Turquie. C’est dans le cadre de ce glissement que se mit également en place l’étude des minorités vivant en Grèce. Un groupe d’études examinait la présence juive en Grèce [74] et surtout l’Holocauste [75], tandis qu’un second se penchait sur les stéréotypes des Grecs aux yeux des étrangers et surtout des minorités slaves macédoniennes sur le territoire grec [76]. Naturellement, comme il fallait s’y attendre, ces ouvrages provoquèrent de vifs débats, souvent sous la forme d’attaques démagogiques, de la part d’écrivains, dans la presse quotidienne, comme dans le cas de Karakasidou [77]. Dans ce domaine, la contribution de l’anthropologie sociale fut considérable.

Les lieux de l’historiographie grecque moderne

42L’activité dont nous parlons ici est l’historiographie des spécialistes. Bien sûr, en Grèce, les limites de cette communauté d’historiens ne sont pas clairement définies. D’abord, du fait qu’une utilisation intensive du passé est bien enracinée dans l’idéologie nationale grecque, il existe une immense production d’ouvrages historiques sans aucun lien avec les critères fondamentaux de la profession d’historien et qui se contentent de reproduire des positions idéologiques. Au cours des deux dernières décennies, on a vu se développer un courant de pensée connu sous le nom de « Néo-Orthodoxie », qui visait à imposer à l’opinion publique (visée atteinte, jusqu’à un certain point) une lecture « orientale » de l’histoire grecque dans tous ses détails, en totale opposition avec la lecture « occidentale ». Selon ce courant de pensée, qui comptait parmi ses représentants l’historien Kostis Moskof [78], l’« Occident » avait discrédité Byzance et imposé aux Grecs modernes une image « occidentale » de leur passé. Les Lumières grecques modernes étaient accusées d’être étrangères à l’esprit de la nation, et l’État grec de n’être qu’une piètre imitation du mode occidental d’organisation de la société. De la sorte se mêlèrent les courants contre le modernisme et le mode occidental.

43D’un autre côté, en étudiant l’historiographie, il nous faut garder en mémoire qu’elle ne correspond pas à l’historiographie académique, à savoir qu’elle ne coïncide pas avec l’histoire qui s’est développée dans les universités grecques. Le concept de Lumières grecques fut exprimé pour la première fois dans une revue politique en 1945 par un chercheur indépendant, K. Th. Dimaras [79]. La plupart des études traitant des Lumières grecques virent le jour dans le Centre National de Recherche. À l’origine, le débat sur la modernisation s’était développé à l’écart des universités grecques et surtout à l’étranger, et lorsqu’il se tenait dans les universités, ce n’était pas dans le département d’Histoire mais dans celui des Sciences Politiques et Sociales. Des banques financèrent la recherche en histoire économique, ainsi qu’il est dit plus haut. C’est le gouvernement socialiste qui finança le programme du Centre National de Recherche sur l’histoire de la jeunesse. L’historiographie portant sur la Guerre, la Résistance et l’Occupation se développa à l’écart des universités grecques jusqu’aux années quatre-vingt-dix. Parmi la génération des « pères fondateurs » (Svoronos et Dimaras), on ne trouve aucun professeur d’université. À partir de la génération des années soixante, personne n’occupe de position dans aucun département d’Histoire ; quant au comité de rédaction de la revue qui fait le plus autorité, Ta Historika, il ne comprend aucun universitaire. Même si, dans les années quatre-vingts, les universités grecques étaient ouvertes aux nouveaux historiens de la génération des années soixante-dix, peu d’entre eux appartenaient à des départements d’Histoire reconnus. En même temps, malgré les réformes de l’enseignement, cette discipline qu’est l’Histoire continue à partager des départements avec l’Archéologie ; dans ces unités, les cours d’Histoire moderne ne représentent pas plus d’un dixième du programme. En dépit de tout ce qui vient d’être dit, à partir des années quatre-vingts, la communauté historique est devenue de plus en plus intégrée au campus universitaire. À la même période, les historiens apparaissaient comme la communauté la plus étendue, après celle des archéologues, mais la plus importante et la plus disciplinée parmi les sciences sociales.

Notes

  • [1]
    Manolis Andronikos, Verghina, the royal tombs and the ancient city, Ekdotiki Athinon, Athènes, 1984.
  • [2]
    Antonis Liakos, « The Construction of National Time. The Making of the Modern Greek Historical Imagination » in Jacques Revel et Giovanni Levi, Political Uses of the Past, numéro spécial de Mediterranean Historical Review 16,1 (2001), p.27-42.
  • [3]
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  • [4]
    A côté de ces revues d’histoire qui tiennent lieu de tribune au débat historique, on relève plusieurs revues d’histoire spécialisées, telles Eranistis et Balkan Studies, ou des revues spécialisées dans l’histoire locale. D’un autre côté, il existe des revues générales savantes comme Sygchrona Themata, Politis et Anti, où sont publiés les débats et interventions d’historiens.
  • [5]
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